Interactivité

Interactivité: Une notion courante…

Question fondamentale dans toute réflexion sur les nouveaux médias, en particulier dans la littérature numérique : qu’est-ce que l’interactivité ? Dans tout acte de communication, il y a toujours un émetteur, un canal, un message etun récepteur (Roman Jakobson). Les théories de la réception en littérature s’axent autour de l’importance du lecteur dans la saisie de l’œuvre. Barthes, en clamant la mort de l’auteur, remet les rênes du voyage interprétatif au lecteur. Dans un roman somme toute de forme traditionnelle, disons Nikolski de Nicolas Dickner, le lecteur, sans avoir à reconstruire une histoire chronologique et linéaire, peut se promener à l’intérieur de l’univers et tisser sa propre toile de sens. Or, si l’auteur avait plutôt restreint le lecteur à choisir entre deux voies, le lecteur aurait-il eu autant de liberté interprétative ? Un lecteur laissé à lui-même dans l’œuvre interagit-il plus ou moins avec le texte qu’avec une œuvre hypertextuelle ?

Du côté du théâtre, art où l’interaction se fait entre les acteurs entre eux et avec les spectateurs, une distinction est établie entre interaction et interactivité :

L’interaction est une action entre deux personnes. Au théâtre, il y a interaction entre un acteur et un spectateur, ce qui constituait jusqu’à peu la manière de définir la relation théâtrale. On parle plus spécifiquement d’interaction lorsque l’un des deux termes de la relation s’adresse à l’autre. […] L’interactivitéest la relation entre un système informatique et son environnement. L’interactivité se fait avec un agent humain ou non humain : une machine, mais aussi la nature et l’environnement. Les médias, les jeux vidéo encouragent et contrôlent l’interactivité. Le théâtre leur emprunte de plus en plus. (Pavis [1], p.129)Dans le cadre de ce cours, nous conserverons le terme « interactivité » comme entendu chez Patrice Pavis.

Mais quelle extension faut-il donner à cette « relation entre un système informatique et son environnement » ? Si je vous mets ici un lien hypertexte, est-ce un signal d’interactivité ?

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1. Patrice Pavis, Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain, Paris, Armand Colin, 2014.

Une notion galvaudée

L’interactivité est parfois présentée comme la valeur ajoutée incontestable des médias numériques – avec un sous-entendu très fort, et retors, que les formes culturelles autres ne possédaient pas cette qualité. L’exemple donné du théâtre est fort concluant, bien sûr, mais le cas de la littérature resterait plus discutable : quoi de plus amorphe qu’une série de caractères sur des pages, où la seule décision laissée au lecteur serait le moment où il tournera la page… C’est véhiculer là une conception bien passive de la lecture, qui est tout sauf un geste dénué d’action. L’exemple des récits policiers illustre fort bien comment cette perspective est aveugle aux efforts que l’on déploie à la lecture :

le lecteur policier réalise à quel point il se livre à la fois à un jeu et à un travail. Truffé de lacunes manifestes, livrant des indices dans le désordre, le récit policier constitue un dispositif qui offre constamment à ses lecteurs l’occasion d’effectuer des prolongements virtuels […] de ce qui est narré. On est dès lors tenté de voir dans le récit policier un « hypertexte virtuel », dont l’actualisation dépendra des avenues empruntées – il faudrait plutôt dire développées – par chaque lecteur. Ou, sous un autre angle : la lecture policière «hypertextualise » un texte linéaire mais lacunaire, désordonné et énigmatique.

À chaque récit policier correspond donc, dans les faits, un nombre indéfini de constructions et dereconstructions, selon le sérieux que le lecteur mettra à jouer le jeu, selon aussi les pistes qu’il choisit de privilégier dans sa recherche de la solution. […] L’objectif général – découvrir l’identité de l’assassin – est toujours le même, mais entre cet objectif et le mot à mot de la lecture s’interpolent nombre de réajustements. [1]Les œuvres relevant du genre policier investissent particulièrement l’attitude du détective qu’empruntent les lecteurs, tous plus ambitieux les uns que les autres à vouloir « dépasser » l’enquêteur du roman dans la résolution de l’énigme.Ce faisant, le roman comme dispositif est le lieu d’une interaction vive avec le lecteur – l’idée générale de l’interaction comme caractéristique exclusive du numérique est quelque peu déconstruite.

Rappelez-vous l’ouvrage signalé la semaine dernière, Composition no 1 de Marc Saporta : l’idée de brasser les pages du roman policier comme un jeu de cartes activait concrètement cette attitude de lecture où l’on s’investit dans l’œuvre pour en décoder l’énigme.

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1. René Audet et Richard Saint-Gelais, « L’ombre du lecteur. Interaction et lectures narrative, policière et hyperfictionnelle »,Mosaic, vol. 36, n° 1, 2003, p. 41-42.

(image : « Saporta’s Composition no 1 », licence cc)

Interactivité et nouveaux médias

L’un des plus grands théoriciens actuels des nouveaux médias, Lev Manovich, n’a pas manqué de s’attaquer au mythe de l’interactivité. Dans son ouvrage The Language of New Media (paru en anglais en 2001 [1]), il remet en perspective à sa façon cette notion pourtant capitale dans notre expérience du quotidien et des pratiques artistiques :La couverture du livre &#«;The Language of New Media&#»; de Lev ManovichTous les arts, classiques ou (plus encore) modernes sont « interactifs » ; et ceci à plusieurs égards. L’ellipse dans la narration littéraire, les détails d’objets manquant en art plastique et autres « raccourcis » au sein de la représentation, exigent de l’utilisateur qu’il complète les informatiques absentes. Le théâtre et la peinture recourent également à des techniques de mise en scène et de composition pour orchestrer l’attention du spectateur dans le temps en le forçant à se concentrer successivement sur diverses parties de l’œuvre présentée. En sculpture et en architecture, le spectateur doit mettre tout son corps à contribution pour faire l’expérience de la structure spatiale. (p. 142-143)

On le voit bien : la supposée passivité des pratiques non numériques ou non médiatiques est encore une fois bien relativisée. Manovich repousse la conception trop techniciste de l’interactivité pour plutôt montrer comment elle outille et extériorise la pensée.

Lorsque nous employons le concept de « média interactif » uniquement par rapport aux médias informatisés,nous risquons d’interpréter l’« interaction » littéralement, en la mettant en équation avec une interaction physique entre un utilisateur et un objet médiatique (appuyer sur un bouton, choisir un lien, mettre en mouvement le corps) aux dépens d’une interaction psychologique. Les processus de remplissage, de formation d’une hypothèse, de rapatriement et d’identification qui nous sont nécessaires pour comprendre le moindre texte ou la moindre image, sont confondus à tort avec une structure de liens interactifs existant objectivement. (p. 143-144)On associe l’interactivité à un geste, une impulsion physique du lecteur/spectateur intervenant dans la performance d’une œuvre, d’un dispositif. Ce n’est donc pas faux, mais incomplet : c’est dans son incidence sur les processus psychologiques que le nouveau média impose sa dynamique d’interaction, en lui donnant littéralement forme, en l’incarnant « matériellement ».

Les médias informatiques interactifs s’adaptent parfaitement, conclut Manovich, à cette tendance à l’extériorisation et à l’objectivation des opérations mentales. Le principe même du lien hypertexte, qui est au fondement des médias interactifs, objective le processus associatif que certains considèrent comme essentiel à la pensée humaine. Des processus mentaux comme la réflexion, la résolution de problèmes, la mémorisation et l’association sont extériorisés, assimilés à des activités comme celles consistant à suivre un lien, passer à une nouvelle page, choisir une nouvelle image ou une nouvelle scène. Auparavant, on regardait une image et on l’associait soi-même mentalement à d’autres images. Maintenant, les médias interactifs nous demandent de cliquer sur une image sélectionnée pour passer à une autre image. Avant, on lisait une phrase d’une histoire ou un vers d’un poème et l’on pensait à d’autres vers, d’autres images ou d’autres souvenirs. Désormais, les médias interactifs nous demandent de cliquer sur une phrase déjà sélectionnée pour aller à une autre phrase. On nous incite, en somme, à suivre des associations préprogrammées ayant une existence objective. (p. 148)L’interactivité table principalement et lourdement sur les enjeux cognitifs de la perception,balisant/orientant/contraignant le développement de la pensée et de la réception d’œuvres ou de dispositifs. C’est néanmoins principalement par des interfaces et des dispositifs médiatiques, numériques, que cette extériorisation des opérations mentales prend forme.

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1. Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, traduit de l’anglais par Richard Crevier, Paris, Presses du réel, 2010.

Comprendre l’interactivité

Pour Jean-Pierre Balpe et Anne-Marie Christin, l’interactivité n’est pas présente que pour le lecteur, elle commence avec le créateur qui interagit avec ses outils de traitement de texte. Dans leur article sur l’écriture de l’Encyclopédie Universalis que vous avez lu au cours 2, Balpe et Christin exposent que :

Si l’écriture a toujours été interactive parce que tout scripteur réagit à ce qu’il écrit pour le transformer, la rapidité des transformations informatiques en modifie les conséquences. L’interactivité informatique change toute opération, même la plus élémentaire, en terrain permanent d’expérimentation. Le scripteur peut faire tous les essais qu’il désire sans que les conséquences en soient rédhibitoires, sans que leur coût intellectuel et économique représente un obstacle. […] Plus simplement encore, examiner si telle police de caractère est préférable à telle autre pour une recherche d’effet ne coûte rien de plus que l’utilisation d’une fonction alors qu’antérieurement, le coût de réécriture, celui d’impression, demandaient un effort jugé la plupart du temps impossible. Cette richesse d’interactivité transforme tout scripteur en typographe, en maquettiste : l’informatique est la nouvelle imprimerie.Ainsi, l’interactivité du document informatique, la plupart du temps le document d’un traitement de texte, permet à l’auteur, à l’écrivant, d’interagir avec son médium d’une façon qui était impossible avant l’apparition du traitement de texte informatisé. Si en plus le scripteur s’y connaît en codage, les possibilités sont infinies. Parlant de codage, Philippe Bootz, maître de conférences à l’Université Paris 8, éditeur, chercheur, poète, explore le principe d’interactivité dans une présentation de la littérature numérique disponible sur le site Olats.org.

Pour nombre d’auteurs, tels Jean-Louis Weisberg, l’interactivité est une propriété de l’œuvre inscrite dans le programme, elle correspond à la capacité du programme de provoquer et répondre à une activité physique du lecteur. Pour Jean-Louis Boissier, elle est élargie à la propriété que possèdent les divers composants de l’œuvre de réagir et communiquer entre eux. Ces définitions de l’interactivité procèdent d’une vision techno-centrée, c’est-à-dire qui considère l’œuvre comme un système technologique en fonctionnement. Elles en arrivent logiquement à considérer que le lecteur est un élément interne à l’œuvre, une composante du système technique de l’œuvre. Une telle vision est incapable, à mon avis, d’appréhender la différence fondamentale entre un système technique et une activité humaine : le programme ne sait manipuler que des informations numériques purement techniques, des datas, alors que l’humain, dans l’interaction avec l’œuvre, ne manipule que des symboles, des signes. Or un signe n’est pas un donné, contrairement, justement, à « une donnée informatique », mais un construit. La différence est fondamentale : le caractère psychologique du signe ne peut pas être ignoré.

Ainsi, une définition de l’interactivité réduite à sa simple dimension technique est insuffisante pour traiter les aspects sémiotiques issus de l’interaction physique entre le lecteur et le programme. Or nombre d’œuvres reposent essentiellement sur ce niveau de l’interaction qui est avant tout une confrontation de deux intentionnalités, celle de l’auteur qui est activée par procuration dans le programme et les résultats qu’il produit, et celle du lecteur qui se manifeste dans son action.

C’est pourquoi nous définirons l’interactivité comme une propriété de la relation qui s’instaure entre le lecteur et le programme. Il s’agit d’une capacité donnée au lecteur et d’une obligation pour le programme. Elle consiste en la capacité que l’œuvre donne au lecteur de pouvoir influencer la composition des signes proposés à sa lecture et en l’obligation que l’œuvre impose au programme de devoir tenir compte de certaines informations fournies par le lecteur. (« Qu’est-ce que la littérature numérique ? »)Le dernier paragraphe offre un éclairage intéressant : l’interaction est la rencontre entre deux modes d’action, deux mondes, deux visions. Dès le premier cours, nous avions entraperçu ce phénomène : la culture numérique fonctionne toujours en binaire. Encore une fois, ce jeu double : l’interactivité est de deux types, exogène et endogène.

  • Exogène : relation entre humain et machine
    • de navigation
    • de contribution
    • indirecte
    • directe
    • exploratoire
    • ontologique
  • endogène : interactions entre les éléments d’un même dispositif

L’interactivité en arts littéraires numériques possède donc des limites : le lecteur a un certain nombre de choix, prévus par l’auteur et appliqués par le code. Le lecteur interagit avec une interface, la plupart du temps, et non directement avec l’auteur.Or, le cas de Mouchette est fort intéressant. Il s’agit d’un blogue/forum créé par une auteure utilisant le pseudonyme de Mouchette. Tout d’abord, explorez le site de Mouchette en prêtant attention aux dispositifs hypertextuels et à l’interaction que vous avez avec le site. Ensuite, parcourez l’entretien réalisé en 2002 de Jean-Paul Fourmentraux avec l’auteur de Mouchette.

La personne responsable de Mouchette, Martine Neddam, possède d’autres personnages qu’elle laisse « emprunter » par des lecteurs. http://virtualperson.net/ Sommes-nous dans un cas d’interaction, en utilisant un personnage déjà créé ? Nous avons là aussi un principe de la littérature en ligne : la collaboration. Ces œuvres ne peuvent exister sans la participation des lecteurs qui alimentent l’œuvre.



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