L’interactivité directe et indirecte

Le net.art à travers l’interactivité directe et indirecte
Mylène Cabana
 Archée dec. 2003

Parler d’interactivité avec les oeuvres du net.art va de soi. Peu importe leur composition ou leur fonctionnement, elles ont besoin, à la base, d’être activées par le participant. L’affirmation de Marcel Duchamp : « C’est le regardeur qui fait l’œuvre » s’applique parfaitement au net.art.

Il y a, selon mes observations, deux types d’interactivité dans les œuvres net.art : l’interactivité directe et l’interactivité indirecte. Cette distinction est élaborée d’après la participation réelle et mentale d’Edmond Couchot 1. L’interactivité directe ou indirecte requiert de la part du participant une interaction plus ou moins grande. Ce qui les distingue est la valeur de transformation réelle qu’elles apportent à l’œuvre.

L’interactivité directe est présente lorsque le participant est invité à insérer des éléments nouveaux dans l’œuvre, à y laisser sa trace. Ce qu’il ajoute à l’œuvre doit par ailleurs être personnel. Par exemple, un texte qu’il a écrit ou l’insertion de nouvelles images.

L’interactivité indirecte se remarque lorsque le participant travaille à partir d’éléments présentés dans l’œuvre sous forme d’une banque de données, et non à partir d’éléments qui lui sont personnels. Lorsqu’il exécute, par exemple, des tâches programmées par l’œuvre : naviguer dans l’œuvre, activer des éléments, etc., dans un ordre précis ou aléatoire.

Je compte me pencher sur ces deux types d’interactivité pour démontrer de quelles façons l’œuvre net.art crée un effet d’intimité avec ses participants. L’interactivité directe et indirecte présentent en effet des relations d’intimité différentes.

Le rapport d’intimité entre le participant et l’œuvre débute souvent par l’action de celui-ci dans les recherches qu’il effectue afin de trouver l’œuvre avec laquelle il va interagir. Le participant établit son choix selon des facteurs d’ordre esthétiques ou thématiques, et relativement à l’interactivité proposée. Ce choix étant fait, le participant se retrouve seul à seul avec l’œuvre et passe un moment privé avec elle via l’ordinateur. Habituellement, l’œuvre net.art ne permet qu’à un seul utilisateur d’intervenir avec elle. Même s’il peut y avoir plusieurs participants à la fois qui expérimentent l’œuvre, chacun interagira seul devant son écran. Bien que cette interaction semble relevée de la sphère privée, elle dévoile aussi une coexistence avec la sphère publique, car les interventions des participants sont diffusées sur Internet, ce qui les rend accessible à tous.

L’interactivité directe

Outre le processus entourant le choix de l’œuvre, la trace laissée par le participant dans l’œuvre net.art d’interaction direct participe également à la création d’un effet d’intimité. Cette trace est diversement perceptible.

L’œuvre peut créer l’effet d’une relation d’intimité en demandant au participant de lui fournir des informations qui lui sont personnelles : son nom, son adresse courriel ou autres. Prenons comme exemple le dispositif interactif Mouchette à travers lequel, une jeune fille de 13 ans invite le participant à se faufiler dans son univers 2. Dans une partie de ce dispositif, Mouchette est personnalisée par un bouton qui émet le son d’une mouche et se comporte comme telle. Le bouton fait du bruit, vole dans l’image. Le participant, désirant se débarrasser de ce nuisible bouton-mouche, le tue. Suite à cette action, un dialogue entre l’esprit de Mouchette et le participant s’engage. L’esprit de Mouchette demande au participant pourquoi il l’a tué. Celui-ci est invité à répondre puis à transmettre sa réponse à Mouchette.

À la fin de ce dialogue, la réponse du participant est intégrée automatiquement à l’œuvre puis, Mouchette lui demande son nom et son courriel afin de pouvoir communiquer ultérieurement avec lui. Ainsi, le dispositif interactif Mouchette demande au participant la permission d’entrer dans sa vie privée, d’avoir accès à son intimité. Suite à cette demande, Mouchette poursuit sa quête d’intimité en écrivant au participant afin de lui communiquer qu’elle se souvient de lui et qu’elle lui a créé une page web personnalisée où elle lui donne rendez-vous. Dans cette page web, le participant est confronté à des images de peau en très gros plan, images qu’il peut ouvrir pour voir la chaire qui s’y cache. Mouchette dévoile son intimité, employant l’illusion de proximité visuelle et tactile, elle cherche à se rapprocher du participant. À l’aide de petites fenêtres elle parle à celui-ci, lui demande de ne pas la quitter, etc. L’initiative d’envoyer une page web peut être répétée plus d’une fois vers un même participant.

Une autre façon pour l’œuvre net.art d’entrer dans l’intimité du participant est de lui donner la parole sur le sujet de son choix. C’est ce que fait Frédérick Belzile, avec l’œuvre Dreamed 3, dans laquelle le participant est prié de faire parvenir son rêve. Les rêves ainsi recueillis sont classés selon la date d’envoi et ils sont reliés entre eux par des hyperliens regroupant les mots récurrents d’un rêve à l’autre.

Dans ce cas-ci, l’œuvre demande au participant de lui envoyer une bribe de son intimité. En fait, l’approche psychologique classique du rêve appréhende celui-ci comme une sorte de restitution de souvenirs épars brouillés par l’affaiblissement de la conscience nocturne 4. Le rêve dévoile ainsi des souvenirs propres à chaque rêveur. En acceptant l’invitation, le participant accepte de partager une partie de son intimité, tout comme il la partage avec les visiteurs et les autres participants à l’œuvre. À l’inverse, il pénètre dans l’intimité des autres participants en lisant leurs rêves. Cette œuvre se compare à une tribune publique diffusant des lettres ouvertes. En effet, tous ont le loisir de lire les rêves envoyés à Dreamed, qu’ils soient participant ou non. Bien sûr, les rêves peuvent être fictifs. Derrière l’anonymat que procure l’Internet, personne n’est tenu de répondre honnêtement aux questions qui lui sont posées.

Suite à ces quelques exemples, il est possible d’affirmer qu’une relation basée sur l’effet d’intimité se partage entre l’œuvre net.art curieuse des informations personnelles de ses visiteurs, et un participant intéressé à aller jusqu’au bout du processus intimiste que lui propose l’œuvre. Également, comme il a été permis de le constater avec Dreamed, il est possible pour les participants d’entrer dans une relation d’intimité les uns avec les autres, en utilisant l’œuvre comme point de liaison.

Ce phénomène se produit également avec l’œuvre net.art Annotator 5 où, cette fois, le participant a la possibilité d’écrire du texte sur une photo sélectionnée d’après une liste de 16 titres. Ainsi, ce sont les mots ou les phrases qu’écrivent les participants qui renseignent sur eux. Ces renseignements sont souvent courts et précis. Certains écrivent leur nom, l’adresse d’un site web ou d’un courriel. Bien que l’anglais soit majoritairement employé, d’autres langues se retrouvent dans Annotator, de même que des références culturelles.

Ce qui est intéressant avec l’écriture jumelée à la photographie, c’est que chaque participant crée un contexte et donne une ambiance à la photo utilisée. Certains se répondent d’une intervention à l’autre. Ainsi, en regardant les images sauvegardées dans l’œuvre, il est possible de partager la vision du participant. D’autant plus qu’une image comprenant une intervention peut être retravaillée par quelqu’un d’autre. Voilà une autre façon de se sentir “près” de l’autre via l’œuvre net.art, d’établir une relation privée et intime avec la trace de quelqu’un qui n’est plus là, mais qui y fut.

L’interactivité indirecte

Abordons maintenant l’œuvre dont l’interactivité indirecte peut également être instigatrice d’un effet d’intimité. La caractéristique étudiée ici, crée un effet d’intimité en s’incrustant dans l’ordinateur personnel du participant. C’est une stratégie d’infiltration. Ainsi, les rôles sont inversés. Ce n’est plus le participant qui pénètre dans l’œuvre, c’est l’œuvre qui s’infiltre dans la vie personnelle de celui-ci. En effet, l’ordinateur personnel est un endroit qui relève, par différents aspects, du privé et de l’intimité l’ordinateur renferme souvent des documents reliés à la vie personnelle. De plus, chacun à sa façon d’organiser son ordinateur, de classer ses fichiers, de choisir son environnement visuel, …

Pour mieux comprendre comment l’œuvre net.art s’infiltre dans la vie privée du participant, prenons 3 exemples concrets.

Le quotidien

Commençons par Present de David Claerbout 6. Cette œuvre se présente au participant en lui offrant trois images de fleurs différentes : Gerbera, Amaryllis et Red Rose. On doit choisir la fleur qui nous plaît et, pour en savoir plus, il nous faut télécharger la fleur désirée dans l’ordinateur. Synchronisée sur l’horloge interne de ce dernier, la fleur vivra une semaine en suivant le rythme du jour et de la nuit. Ainsi, ces jolies fleurs exigent d’être téléchargées sur le disque dur, pour ensuite se connecter au fuseau horaire du participant afin de vivre au même rythme. De cette façon, les fleurs de Present simulent le quotidien du participant pour créer un effet d’intimité avec ce dernier. La fleur est également perçue comme une des composantes d’une plante qu’on arrose quotidiennement, dont il faut prendre soin. Plus qu’un élément du quotidien, la plante se présente aussi comme un élément hétérogène au monde informatique.

Les économiseurs d’écran

Un phénomène similaire d’infiltration se produit avec les œuvres qui agissent sous la forme d’économiseurs d’écran (screensaver). Dans ce cas, l’œuvre s’installe dans le système et s’active d’elle-même en s’ajustant à l’activité du participant. L’œuvre s’immisce dans l’ordinateur et, par le fait même, tend à s’intégrer à la routine de son propriétaire. Y a-t-il quelque chose de plus quotidien qu’une routine? À chaque fois que le participant cesse d’utiliser son ordinateur pendant un nombre de minutes prédéterminées, l’œuvre s’active. Elle prend le relais. Par exemple Moon Rabbit de Shimabuku 7.

L’infiltration

Un dernier exemple, mais non le moindre, l’infiltration non désirée. Avec Present ou les économiseurs d’écran, le participant est averti dutéléchargement. Les œuvres dont il est ici question s’imposent dans la vie privée, qu’elle soit désirée ou non! Celles-ci prennent le contrôle de l’ordinateur sans avertir ni demander d’avis, à la façon d’un virus. Par exemple, l’œuvre Oss de Jodi (Joan Heemskerk et Dirk Paesmans) 8. Cette œuvre, une fois activée par le participant, s’infiltre dans l’ordinateur et en prend littéralement le contrôle. Elle change le visuel, ouvrent des fenêtres, etc., sans qu’on ne puisse intervenir. Habituellement, ce type d’œuvre ne fait pas de réels dommages toutefois.

Conclusion

En somme, les œuvres net.art étudiées dans cet exposé présentent des aspects principalement centrés sur la sphère privée. Cependant, il est important de souligner que ces œuvres manifestent, malgré tout, une forte dimension publique et sociale. En effet, les renseignements personnels et les interventions des participants, bref tout ce qui tend à construire l’effet d’intimité, est diffusé sur le réseau, ces informations sont donc accessibles à tous. Cette double présentation, tant privée que publique, relève de ce que Walter Benjamin appelle « la valeur d’exposition » par laquelle une œuvre destinée à un public précis demeure également visible par tous. Bien que l’interactivité semble se dérouler sur le modèle d’une rencontre seul à seul, il n’en demeure pas moins que les traces de cette interactivité deviennent accessibles.

L’intimité entre l’œuvre et le participant n’est pas un fait nouveau. Il est toutefois juste d’en conclure que l’interactivité tant directe qu’indirecte apporte de nouvelles possibilités à cette relation. La construction d’un effet d’intimité est perceptible si, comme il a été démontré, on considère la structure des œuvres. Il est toutefois pertinent de se questionner sur la véracité de l’intimité partagée lors d’une telle relation. En effet, Internet permet une forme d’anonymat dont certains internautes ne sont pas près de se départir. Compte tenu de ce fait, la langue employée dans Annotator ou les informations récoltées par Mouchette peuvent être volontairement biaisées par les participants.

 

Note(s)

1 Édmond Couchot. 1998. «Participation et déconstruction» in La technologie dans l’art. Nîmes : Édition Jacqueline Chambon, p. 84-102. Couchot présente la participation mentale comme la participation à une situation perceptive, alors que la participation réelle est plutôt l’association du participant et de l’œuvre par des possibilités de rétroaction : sollicitations, manipulations.

www.mouchette.org

www.ciac.ca/magazine 1996

4 Jean Jacques Wunenburger. 1985. Freud. Balland : Paris, p. 151

Thing.net/~saward/erase

www.diacenter.org/claerbout/

www.diacenter.org/shimabuku/

www.oss.jodi.org

Référence(s)

En mai 2003, dans le cadre du 71e Congrès de l’ACFAS, s’est tenu le colloque « Enjeux actuels de l’art web » dont les actes sont publiés dans le présent numéro d’archée. Ce colloque réunissait des chercheurs, artistes et critiques s’intéressant aux stratégies artistiques des productions hypermédiatiques et proposant des réflexions esthétiques visant à les inscrire dans l’histoire de l’art comme point de continuité et/ou rupture.
Le colloque Enjeux actuels de l’art Web a été parrainé par Groupe de recherche sur les œuvres hypermédiatiques de l’UQAM.

© a r c h é e – cybermensuel, 1997 – 2005



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