Avancer Masqué

AVANCER MASQUÉ 

Le Jeu de Paume, galerie nationale d’art contemporain dédiée à la photographie et aux arts visuels, a ouvert depuis octobre 2007 un espace virtuel consacré aux pratiques artistiques sur le réseau Internet. La dernière exposition en date, Identités précaires, présente un panorama très détaillé sur la question de l’anonymat. Compte rendu.

Vendredi 1er avril, Dick, la mascotte du label de musique Dick Head Man Records se promène dans les allées du jardin des Tuileries. De  jeunes touristes russes se ruent sur l’étrange créature, mi-homme mi poisson, et immortalisent cette improbable rencontre avec leur appareil photo numérique. L’effervescence passée, Dick continue sa promenade, pose devant la sculpture de Jean Dubuffet (photo ci-contre) avant de rejoindre l’auditorium du Jeu de Paume où se déroule la première conférence consacrée à l’exposition Identités précaires.

Devant une salle pleine à craquer, Christophe Bruno, commissaire de l’exposition, entouré d’Emmanuel Guez, philosophe, de Cornelia Sollfrank, cyber artiste, et d’Inès Sapin, critique d’art, présente le premier volet de l’exposition consultable exclusivement sur le site Internet du Jeu de Paume1 :

L’arrivée du Web 2.0 et de la guérilla marketing constituent un moment charnière dans l’art de ces quinze dernières années : les entreprises se sont emparées des tactiques des artistes pour les transformer en stratégies de vente si bien que les artistes ont du penser « stratégie » pour reprendre la main. Les notions d’identité et d’anonymat sont devenues cruciales.

Christophe Bruno, qui s’est distingué en 2002 pour avoir détourné le service AdWords de Google, endosse parfaitement le rôle de commissaire et livre une exposition audacieuse et abordable : en quelques clics de souris, les internautes amateurs ou néophytes peuvent découvrir et expérimenter des œuvres majeures du réseau dont celles de Luther Blissett (1994), premier artiste à identités multiples du réseau Internet, de mouchette.org (1996), jeune artiste fictive de moins de 13 ans, d’Etoy.com (1999) groupe d’activistes réputé pour leurs détournements de sites, et des Yes Men (2004) connus pour leurs nombreuses usurpations d’identités.

Pour Emmanuel Guez, les œuvres sélectionnées par Christophe Bruno doivent être placées sous « le signe d’un rire de l’art qui relève de la mystification » ; le philosophe propose une réflexion grave et inspirée, mêlant des épisodes liés à l’histoire de l’imprimerie, à la revendication de l’auteur, à la mégalomanie des empires Google et FaceBook, et à la nécessité de subterfuges pour échapper aux contraintes institutionnelles et commerciales de l’art.

L’artiste Cornelia Sollfrank raconte comment en 1997, elle a piraté l’une des premières expositions en ligne organisée par la Hamburger Kunsthalle en générant près de 200 artistes fictifs féminines. Hélas, c’est un artiste masculin qui a reçu le prix, et la cyber féministe s’est sentie contrainte de dévoiler ses impostures pour dénoncer la tendance machiste qui anime le monde de l’art. Les organisateurs lui remettront alors le prix symbolique du hacker de la semaine.

L’exposition soulève de nombreuses questions : pourquoi le Web est-il devenu le refuge de ces œuvres extrêmement radicales ? Pourquoi ces artistes ont-ils très rapidement ôté leur masque2 ? Pourquoi ont-ils dévoilé leurs identités et leurs statuts ? N’est-ce pas, au final, toujours l’art qui l’emporte sur les revendications politiques ? Pourquoi sortir de l’ombre ?

Depuis 2004, la critique d’art Inès Sapin3 suit très discrètement les activités du label Dick Head Man Records. Elle tente de saisir les manières de faire de ce label de musique qui se déclare être « fictif mais effectif » et qui héberge plus d’une centaine de groupes aux goûts et formes d’expressions très variés4. Sidéré par la multiplicité des groupes et leurs apparences exubérantes, le public de l’auditorium du Jeu de Paume tente de comprendre qui se cache derrière, qui tire les ficelles et dans quel but. Mais pour la critique d’art, il convient de concevoir les choses autrement, de penser l’art en terme d’émancipation plutôt que selon une logique d’opposition systématique, de cible à atteindre :

Le plus important pour les membres du label, c’est de jouer à être des artistes, des musiciens.

Dans les coulisses de l’auditorium, Dick, la mascotte du label, acquiesce d’un hochement de tête.

  1. Exposition en ligne du 10 mars au 15 septembre 2011
  2. On ne peut s’empêcher de penser au Larvatus prodeo de Descartes : « Les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque. Comme eux, au moment de montrer sur ce théâtre du monde où, jusqu’ici, je n’ai été que spectateur, je m’avance masqué <larvatus prodeo> » in Préambules, in Descartes, Œuvres philosophiques, éd. Fernand Alquié, Paris, 1963-1973, Volume I, p.45.
  3. consulter l’entretien de Dick accordé à Ines Sapin
  4. voir par exemple Janet & her Bad GirlFrance Fermier et DJWilsmith.


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