Eric Le Maillot

Memoire Online – Art Internet, anatomie de l’echange – Eric Le Maillot

L’affaire Mouchette

En 1997, l’artiste répondant au pseudonyme de Mouchette, décide de rendre hommage au film Mouchette de Robert Bresson, en mettant en ligne, un quiz de 12 questions comparant le site Mouchette.org au film. La veuve du cinéaste, considérant que l’artiste avait utilisé illégalement la notoriété et le personnage de Mouchette pour promouvoir sa propre création. Elle saisit pour contrefaçon la SACD, qui le 23 juillet 2002 met en demeure209 l’artiste de supprimer de son site le quiz incriminé, ainsi que toute référence au film de Robert Bresson. La décision est exécutoire avant le 9 septembre 2002, le cas échéant la SACD menace l’artiste de demander à son hébergeur de supprimer l’intégralité de son site.

Pour Mouchette, cette interdiction constitue une atteinte à la liberté de création conforme au droit d’auteur. Antoine Moreau du collectif CopyleftAttitude s’empare de l’affaire et demande aux internautes de faire des copies du quiz et de l’héberger sur leurs propres pages, afin de contourner la censure et de tenter de faire plier la veuve de Robert Bresson. L’opération rencontre un franc succès, pas moins de trente sites miroir sont mis en ligne210.

Outre la capacité à se mobiliser collectivement pour diffuser leurs idéaux, cette affaire illustre la position des nets artistes sur l’arbitrage entre la liberté d’expression, de création et l’accès de tous à la culture d’une part ; et le respect strict des droits d’auteur d’autre part.

209 La Lettre de la SACD est en ligne sur http://mouchette.org/film/quiz.html#html

210 5 ans après l’interdiction, le quiz est toujours en ligne : http://www.criticalsecret.com/filmxx/clickf.html

L’explosion de la notion de paternité de l’oeuvre

Artiste, oeuvre, public. Le langage atteint ses limites, les notions s’entremêlent. La question de la paternité de l’oeuvre vole en éclat. En effet, de nombreuses oeuvres utilisent les potentialités participatives du Net.

Metaorigine211 de Reynald Drouhin propose aux internautes de réagir à une photographie inspirée de l’Origine du monde de Gustave Courbet en imaginant ce qui se passe avant, pendant ou après cette image. Très rapidement, les internautes envoient des textes, des images, des vidéos, des animations pour illustrer leurs propos. L’oeuvre est constituée des réponses collectées.

Dans ce cas de figure, Reynald Drouhin est-il l’unique auteur de l’oeuvre, parce qu’il a initié et coordonné le projet, ou les internautes en sont- ils coauteurs, puisqu’ils ont fourni la matière pour permettre à l’oeuvre d’exister ? Sans l’idée de Reynald Drouhin, l’oeuvre n’aurait jamais vu le jour, sans la participation active des internautes, jamais sous cette forme. La dimension qualitative de l’oeuvre réside plus dans la qualité des réponses reçues, que dans le concept originel. « L’artiste rend explicites les règles qui permettent la forme, ce qu’il n’avait pas auparavant à faire, il lui suffisait de la créer. Il modélise à présent et se place en quelque sorte avant la création. Nous ne savons pas encore comment percevoir ces travaux artistiques sur Internet. Nous n’en avons ni le langage, ni la perception. »212

Cette question de la paternité de l’oeuvre s’exprime également dans la relation entre artistes et informaticiens. L’étude sociologique de Jean Paul

211 http://www.incident.net/works/metaorigine/

212 Gregory Chatonsky « Net Art Prolégomènes », in Incident.net, 2 février 2000, http://incident.net/users/gregory/wordpress/02-netart-prolegomenes/

Fourmentraux sur le projet Des_Frags213, reflète cette ambiguïté quant à la désignation de l’auteur. Sébastien Courvoisier, l’informaticien qui a développé le dispositif et conçu l’interface, explique : « l’oeuvre n’existerait pas sans le concept qui l’a suscité, mais l’oeuvre n’existerait pas non plus sans l’appareillage technique qui est mis en place pour le réaliser »214 et s’interroge : « l’oeuvre telle qu’elle est […] tient-elle plus à ce que j’ai fait ou à ce qu’il avait envie de faire ? »215.

Reynald Drouhin, l’artiste, éprouve lui-même des difficultés à qualifier le travail de l’informaticien : « je ne peux quand même pas dire qu’il est co-artiste parce que ce n’est pas sa fonction. […] Mais au niveau des implications et des échanges qu’on a, il rentre dans le projet, il donne des idées. »216

L’artiste bénéficie des droits moraux et patrimoniaux sur l’oeuvre, au détriment de l’informaticien. Du point de vue juridique, il est donc propriétaire du code source. Pourtant, Sébastien Courvoisier admet : « Quand on conçoit un programme, on essaie de le construire de la manière la plus ouverte possible, de telle sorte qu’on puisse réutiliser tout ou partie de ce programme pour d’autres applications. Dans ce que j’ai développé, il y a beaucoup de choses que je pense utiliser de manière totalement différente pour d’autres applications ».

Cette prise de distance par rapport au strict respect des droits d’auteur est possible dans la mesure où le projet s’inscrit dans un processus communautaire et une relation amicale. Il serait néanmoins important de

213 Voir infra p. 59

214 Jean Paul Fourmentraux, L’oeuvre, l’artiste et l’informaticien : compétence et personnalité distribuées dans le processus de conception en art numérique, Paris L’Harmattan. 2002, page 21

215 Idem

216 Ibidem p. 23

clarifier la nature juridique de l’oeuvre qui promeut « simultanément la production d’une création plastique et d’une application informatique ou d’un outil logiciel susceptible d’être réutilisé. »217

Il serait intéressant également d’envisager les droits d’auteur sur ce type d’oeuvre, à l’image du générique cinématographique, en faisant mention de l’ensemble des acteurs qui ont concouru à la réalisation de l’oeuvre : c’est- à-dire les partenaires artistiques et techniques, mais aussi, plus largement, les partenaires institutionnels, commerciaux et les agents en communication. Reste à définir les droits voisins de ces éventuels ayant droits, tant sur le plan patrimonial que moral.

De nombreux colloques sont actuellement organisés sur ces sujets. En France, les principaux groupes de réflexion se structurent autour du collectif Copyleft Attitude.

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