Les ficelles du dispositif artistique

archée – Les ficelles du dispositif artistique « Mouchette » : Implication du spectateur et mise en forme de la réception dans le net.art.
Mouchette,   détail

Jean-Paul Fourmentraux
janvier 2002

Sur Internet, de nombreux artistes ont entrepris de développer des alternatives aux formes classiques de diffusion, en étendant le net.art à l’écart des institutions traditionnelles de l’art contemporain. Cette existence par, pour et dans l’Internet a promu des modes alternatifs de transmission et de propagation des œuvres. De ce point de vue, Internet apparaît comme un territoire ambigu et sans finalité, habité par des publics hétérogènes, confrontant des fragments de réalité et des activités sociales multiples. En ne désignant pas la visée artistique des productions, en refusant de les signer et de les borner à un monde de l’art circonscrit, les artistes espèrent propager l’acte créatif et son efficace symbolique à l’écart des chemins balisés de la monstration artistique.

Face à l’altérité des publics qui caractérise Internet naît la volonté artistique de rencontrer une audience élargie et un public renouvelé. Dans ce contexte, la quête du public devient un objectif artistique. À cet égard, faire de ces investigations l’objet des interrogations permet de cerner le type de connaissance que les artistes eux-mêmes ont des visiteurs de leurs pièces. Connaissent-ils leur public ? Comment ? Certains d’entre eux ont en effet développé des stratégies pour tenter de l’approcher et de l’impliquer dans les créations, parfois même dans le but de le fidéliser en le rendant complice et assidu sur le long terme. Pactes, contrats, accords de connivences ? Différents liens sont établis qui instaurent des modes de relations spécifiques en fonction de diverses tactiques artistiques.

Splash-Mouchette, détailL’entretien ci-dessous réalisé avec l’auteur du dispositif interactif « Mouchette » rend compte du « rapports au public » que la prise en charge de ce médium par les artistes peut introduire, engager et promouvoir. Nous focalisons l’attention sur les interactions entre modes de monstration, de diffusion et de réception spécifiques de ce dispositif artistique tel qu’il est conçu, perçu, agi et vécu « on line ». La propagation de l’œuvre et l’approche du public apparaissent dans le dispositif « Mouchette » comme deux processus conjoints qui constituent pour l’artiste une part majeure du travail créatif. La stratégie adoptée consiste en une tentative de séduction du public par la méthode de l’adressage personnalisé. Une spécificité du dispositif « Mouchette » <http://www.mouchette.org> réside dans l’établissement d’une relation « personnalisée » avec chacun des visiteurs. Le processus conversationnel, automatisé, exploite sur Internet les possibilités offertes par la technologie des formulaires en PHP3. Un programme informatique enregistre et mémorise les éléments d’informations fournis par le public au cours de ces envois de courriels : le nom, l’adresse, la date, l’heure du message et son contenu sont analysés et répertoriés, classés selon les catégories de réponses et les informations qu’elles contiennent. Le langage de programmation PHP3 rendant possible depuis le serveur la création d’une base de données qui va récupérer ces informations et créer la liste d’envoi des différentes interventions personnalisées. « Mouchette » possède aujourd’hui son fan-club, véritable répertoire des participants fidélisés au fil des échanges réguliers par e-mail et autres privilèges dont ils ont l’exclusivité. Ainsi, ce dispositif joue du caractère performatif du langage – en acte – pour construire et entretenir une relation quasi amoureuse avec le public, à l’écart de toute médiation extérieure. Les hasards de la navigation conduisent ainsi les internautes sur des chemins de traverses de la réception artistique. Ils participent de dispositifs non-définis, et sont fidélisés hors des sphères légitimes, dans les provinces de l’art.

Les MOO comme racine artistique

Entretien réalisé lors de la seconde édition du Festival Interférences. Centre International de Création Vidéo (CICV), Montbéliard – Belfort – 12/2000.

Jean-Paul Fourmentraux: Pour débuter, je vais te demander comment as-tu été conduite à utiliser Internet dans ta pratique artistique ?

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Dans ma pratique artistique, j’ai travaillé essentiellement avec des ordinateurs, à partir de logiciels comme Photoshop pour la création d’images digitales. De fait, ma vie se passait devant un écran. Très vite il m’est apparu évident de développer une vie sociale qui intervenait avec mon écran. Je me suis mise à aller dans les MOO (ndlr : Abréviation de MUDs Object-Oriented, environnement dans lequel les participants construisent un monde virtuel et en discutent)(1). C’est différent des chats (clavadarges) parce que cela nécessite d’apprendre quelques commandes. Mais cela permet ensuite de construire des objets qui fonctionnent. On peut construire un espace de texte, etc. Dans ces sociétés qui fonctionnent sur le net – la question de la personnalité est abordée différemment… On ne vous demande pas qui vous êtes, on vous demande de vous déterminer. Pas quel est votre nom, mais quel est le nom que vous voulez avoir.

De là est né le personnage de petite fille et l’identité de « Mouchette » ?

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Les MOO constituent un univers de textes où l’on peut programmer des espaces de textes et des objets de textes, de véritables scènes de vie. Tout en restant dans le texte on peut passer d’une pièce à l’autre et suivre le comportement et les actions de différents personnages. C’est du texte programmé… C’est une réalité textuelle complètement recomposée… Où l’on vous demande de vous décrire. La raison pour laquelle j’ai choisi un personnage de petite fille est liée au problème de la langue. Je parle bien l’anglais, mais je ne le parle pas comme quelqu’un qui est natif de la langue. Or le barrage et la distance sur le net fait qu’on ne sait pas que vous avez un accent et que ce n’est pas votre langue… J’allais sur le MOO du MIT. Ces espaces de textes n’ont jamais été très populaires mais pour un certain nombre de gens, qui travaillent sur l’intelligence artificielle et le texte, la programmation… Ils y sont toujours, ils sont toujours sur les MOO, ils ne sont pas venus sur le Web… Mon niveau de langage était inférieur. Ce qui ne pose pas du tout un problème dans la réalité parce que les gens s’aperçoivent dès que j’ouvre la bouche que je ne suis pas native anglo-saxonne donc ils font le lien … Par contre, losrqu’on s’exprime juste avec un clavier, ça ne marche pas, on voit bien qu’on ne s’exprime pas avec le niveau de langage qui est en rapport avec votre intelligence ou vos connaissances. Et dans le MOO du Mit il y avait des gens balaises. Alors c’était marrant de se dire « je suis une gamine ». Comme ça, pour une gamine, j’étais intelligente ! C’était désinhibant et après, bien sûr, ils se doutaient que je n’en étais pas une, mais le premier contact avait été facilité.

Tu sembles avoir repris ce principe, par la suite, pour créer « mouchette ». On ne peut pas savoir précisément qui est « Mouchette », de même qu’il est difficile de la localiser On ne sait pas vraiment qui parle et d’où il parle. On sent qu’il s’agit là d’un personnage. D’où vient cette volonté de brouiller les pistes. Seuls quelques indices nous sont donnés sur sa nationalité et son age, on sait qu’elle a 13 ans…

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Et qu’elle habite à Amsterdam. Est-ce vrai ou pas ? Elle s’exprime dans un anglais très simple… Cela n’a pas grande importance. C’est le fait de devoir limiter mes moyens écrits. Et cela procède également du fait que le net est essentiellement un espace écrit. Il n’y a pas de corps. Donc la parole n’est plus portée par le corps, elle est uniquement portée par le texte… Qui plus est, ici, par des caractères ASCII, sans accentuation… Sur les MOO, on n’avait pas le droit aux accents. Le premier espace que j’ai créé sur le MOO du MIT s’appelait « Azerty » précisément parce que j’étais frustrée de me retrouver dans ce type d’espace ASCII où il n’y avait pas les accents. Cette limitation est la conséquence du fait que la règle ici est l’anglais. Donc un espace où l’on est déjà en infériorité si on ne possède pas l’anglais comme un natif de la langue. On ne le sent pas. On ne sent pas toutes les nuances affectives. On ne sent pas les nuances de la même manière que l’on peut les sentir dans sa langue maternelle. Tout cela fait qu’il était intéressant pour moi de passer pour un gamin.

Aux frontières de l’art

De fait, tu sembles occuper le réseau dans ces interstices, là où l’inscription et la désignation précise des choses est sans importance. Comment joue-tu des frontières entre ce qui appartient au monde de l’art et ce qui n’y appartient pas ?.

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Il y a quelqu’un qui disait une chose assez juste, c’est qu’il est au moins autant question de contenu que de contexte. C’est-à-dire du contexte dans lequel on aborde la pièce. Et, contrairement à l’art, de façon générale ici, on crée son contexte. Les gens qui passent par les liens artistiques comprennent que je fais de l’art, mais d’autres n’ont pas du tout besoin de savoir que c’est de l’art pour communiquer avec ce que je fais. Et l’on peut peut-être dire que 90 % de ceux qui se connectent sur ce que je fais – qui ne sont peut-être pas les 90 % les plus intéressants mais quand même – ne s’intéressent pas du tout au fait de savoir si c’est de l’art ou pas. Ce n’est pas leur problème. C’est ce que c’est. C’est un site Web. Parfois même, certains me disent : « mais c’est bien ce que tu fais, tu sais, c’est de l’art ». On peut choisir son contexte, c’est à dire ne pas être obligé de dépendre d’une institution pour être montré, ce qui change considérablement les choses. Les institutions ne s’aperçoivent pas de ça, cela m’amuse beaucoup, ils sont très en retard sur la question. Pour citer un exemple, la responsable de « Synesthésie » (Anne Marie Morice) – très sympa au demeurant – qui fait une institution sur le Web me dit : « c’est bien votre travail, on va vous faire un lien », comme si elle me faisait un cadeau… Et je lui réponds : « c’est vous qui devriez désirer que je vous fasse un lien… » (rire). Parce qu’en effet, j’ai beaucoup plus de trafic qu’eux. Non seulement je peux faire autant qu’eux c’est-à-dire que ce qu’ils font. Un site, je peux le faire de la même manière. C’est la même chose que ce que fait Shell ou une quelconque firme, un type tout seul peut le faire pratiquement de la même manière. Mais en plus, j’ai beaucoup plus de public que la plupart de ces sites. On peut aussi trouver son public. C’est bête à dire, mais quand j’entends les gens parler de la notion d’intermédiaires et de tout cela – cette zone très brouillée, confuse et paradoxale entre le public et l’artiste – et bien franchement, une des spécificités du net est qu’il se pourrait qu’il n’en ait pas besoin. Enfin, moi j’ai la preuve qu’il n’y a pas besoin de médiation…

Néanmoins, on voit les sites se constituer en réseau, à travers le jeu des liens qui relève quand même d’une forme de distinction et de reconnaissance. Est-il possible de se passer de ces garants de la légitimité artistique ? Un site isolé a sans doute moins de légitimité…

Oui, Rhizome me lie… Mais il y a quantité de sites, les Weblogs (2), qui me font des liens et qui m’amènent beaucoup plus de trafic. Des gens dont la fonction n’est que ça, de faire des liens, de délivrer une sorte d’organisation de contenus et de le renouveler régulièrement. Quand le site memepool.com me fait un lien, ça me ramène 8000 personnes par jour. Si on me demande de choisir entre… Enfin, ce n’est pas que l’on me demande de choisir, mais il y a une phase de contact direct…On n’est pas obligé de faire appel. Le fait d’être dans une institution fait qu’on a besoin de faire appel à la culture du spectateur. Pour vous regarder il doit appeler – ce qui n’est pas une mauvaise chose d’ailleurs – il doit convoquer ce qu’il connaît. Il doit convoquer Picasso, etc. Et s’il ne le connaît pas, il est souvent dérouté devant ce qu’il regarde. Le contexte n’est donc pas seulement un contexte spatial, c’est aussi un contexte… C’est ce que l’on demande au spectateur pour entrer dans l’œuvre. Moi je me suis débrouillé pour faire « mouchette » sur deux faces. Soit on a besoin de rien pour entrer dans l’œuvre, soit on fait appel à ce qu’on a. Ce sera le cas de quelqu’un de culturel qui regarde et qui nécessairement fait appel a sa culture ou à ses connaissances. Mais il n’y a pas à priori besoin d’avoir de connaissances pour entrer en contact avec l’œuvre. Il y a avec « Mouchette » un contact direct, auquel je tiens et pour lequel je travaille beaucoup..

Les stratégies de la fidélisation

J’aimerais que l’on développe cet aspect de l’acte créatif. Comment procèdes-tu, avec Internet, pour toucher un public ? Quelles stratégies adoptes-tu pour fidéliser ton public et le faire entrer dans l’œuvre ? De quel ordre est ce travail dont tu parles ?

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Il y a l’adresse directe. L’adresse directe par le texte, c’est-à-dire que ce qui dit « Je » est une personne. C’est une sorte d’axiome. En fait il n’y a pas de personne. Il n’y a pas de Mouchette. Il n’y a pas plus de Mouchette qu’il n’y a d’espace dans le Cyberespace. Le Cyberespace n’existe pas, il n’y a pas d’espace, ce sont des informations. Et pareil pour Mouchette. C’est même faux de dire qu’il y a vraiment une identité. Il n’y a pas de personne. Il y a quelque chose qui dit « Je »…, qui s’adresse, qui dit « Tu ». Cela crée ainsi une sorte d’illusion de personnalité, qui fonctionne, et qui crée un certain état de réception sur le spectateur.

Cela fonctionne d’autant plus avec « Mouchette » que les thèmes abordés par l’œuvre interrogent simultanément le vécu du visiteur et les effets de son implication face à l’ordinateur. Celui-ci étant en dernière instance et, au travers de sa relation à l’écran, renvoyé aux conséquences de ses actes, qu’il s’agisse de donner la mort ou l’amour.

Oui, cela joue sur le fait d’impliquer les gens dans ce qu’ils sont en train de regarder. Par exemple, si je montre une photo de Mouchette qui colle sa langue contre le scanner et qui donc, par conséquent, à l’air de coller sa langue derrière la vitre de l’ordinateur… ce n’est pas pour montrer cette photo… c’est pour dire « venez aussi coller votre langue contre le moniteur ! ». Donc, c’est le texte qui porte le fait qu’il y a une relation. Relation imaginaire ou réelle, je m’en fiche qu’on colle sa langue ou qu’on ne la colle pas, mais l’idée est que c’est ce qui va se passer… Donc, par le fait que quelqu’un se reconnaît comme étant un être de chair et de sang devant la vitre, je crée l’idée que derrière la vitre il y a aussi un être de chair et de sang. Et cela se fait par les moyens du texte. Par les moyens du texte adressé. Par l’acte de langage, qui consiste à dire « et là, toi ! », à postuler un « Je » et à postuler un « Tu ». C’est une qualité d’usage du langage qui crée un acte, et qui crée deux personnalités distinctes…

Ainsi qu’une mise en relation quasi « amoureuse », une symétrie entre ces deux personnalités…

Oui. Je pourrais utiliser le texte à des fins de narration. Mais ici, c’est très différent. Il n’y a pas de narration du type : « Un jour il y avait Mouchette, son père était ceci, sa mère était cela …». Je n’ai jamais écrit sa biographie et il n’y a aucun texte qui parle de Mouchette à la troisième personne. D’ailleurs, ce que je fais ici (Première représentation et présentation publique de « Mouchette » lors du festival Interférence 2000) reste strictement non-public, dans un cadre d’initiés …

Qu’entends-tu par « non-public » ?

Ce qui ne concerne pas le public de mon œuvre. Il n’y a aucune instance qui parle de Mouchette à la troisième personne, en tout cas pas sur le site. C’est pour cela que je ne réponds pas aux interviews. Ici, je le fais parce que justement on n’est pas dans le monde du Web, avec la vitre de l’écran et la situation… Je le fais mais… Enfin bon…

Peut-on dire que Mouchette joue de l’exacerbation des « manques », sur le réseau, de vie sociale et de contact charnel etc.

Je ne joue pas sur les manques. C’est juste pour exprimer aux gens… Cela arrive souvent dans le monde des gens qui travaillent devant un ordinateur… Par exemple au bureau, ils se tournent tous le dos. Donc finalement, est plus proche ce qui est face à soi. On peut, sur l’ordinateur, ouvrir une petite fenêtre et parler avec un copain pendant qu’on attend qu’une opération se fasse ou que le document s’imprime… Finalement ce qui est face à vous est plus proche, même si c’est virtuel. Enfin, ce qu’on appelle virtuel, la relation séparée par un écran et qui ne consiste que dans quelque ligne de texte est finalement plus proche de vous que ce qui est bien réel, dans votre dos. Même si c’est une personne. Mouchette problématise ce face à face avec l’écran… Mais je ne sais pas si cela porte sur les manques, ni si c’est un manque… Il y a toujours ces commentaires un peu apocalyptiques qu’on fait à l’approche de chaque nouvelle technologie, on dit que ça tue la communication ou que ça la déshumanise… Ce n’est pas vrai, tant que les humains sont des humains, ils feront les choses qu’ils font de manière humaine…

Mouchette est précisément une application qui révèle cette dimension…

Je n’ai aucun propos sur la déshumanisation ou sur la ré-humanisation des techniques… On peut dire de Mouchette que c’est humain, contrairement au reste du Web qui ne le serait pas ou… je ne sais pas… Non. Je n’ai pas de propos là-dessus. Les humains font ce qu’ils font de manière humaine. Et s’ils utilisent ça pour communiquer tant mieux. Pour ce qui est du texte… Il y a toute une histoire de l’usage du texte. Quantité de gens ont eu des relations amoureuses à distance en s’écrivant des lettres. Ce n’est pas très différent avec Internet, c’est un peu plus rapide, c’est tout.

Oui, mais cela impliquait quand même une connaissance de celui qui est en face, il y a un rapport…

Cela implique un rapport, qui a peut-être toujours existé depuis qu’on peut communiquer à distance, c’est-à-dire pratiquement depuis des millénaires, qui fait que beaucoup de ce que l’autre est, on le projette et qu’on fonctionne en l’absence de son corps…

Alors, on dit souvent les frustrations des net artistes de ne pas connaître leur public… Il semblerait que ce ne soit pas le cas pour Mouchette ?

Moi je crois le connaître. Mais comme lui me connaît, c’est-à-dire que j’ai un certain nombre d’informations, ils m’écrivent des e-mails, je sais d’où ils viennent, j’ai des statistiques. Je sais quand ils viennent, j’observe ça beaucoup, effectivement… Donc peut-être que je joue aussi le rôle du médiateur, on peut dire ça, d’un certain point de vue…Mais c’est à la portée de l’artiste. Ça peut faire partie de l’art. Je compte développer des outils où chacun sera adressé d’une manière plus ou moins personnelle. Au travers d’une relation que je n’appellerais pas factice, parce qu’en réalité elle sera personnalisé du fait de la prise en compte des éléments qu’ils m’auront adressés. C’est-à-dire que lorsqu’ils m’envoient des courriers au fil des pages de mouchette, je conserve certains éléments – le nom qu’ils m’ont donné, la date et l’heure à laquelle ils ont fourni ces informations – et je leur envoie un message… Ensuite quand je classe ces informations, je crée des styles d’appartenances ou des catégories dans lesquelles je réunie les informations – parce qu’ils auront répondu de telle ou telle façon – ensuite, je poursuis le dialogue comme çela. Une partie est automatisée parce que bien sûr je ne peux pas écrire 3000 mails par jour. Cette manière de communiquer avec son public fait partie de l’art. Donc la médiation n’est pas séparée de la production. La médiation est l’œuvre. Il n’y a pas de différence. Les gens qui font des revues – « synesthésie » ou « rhizome » – peuvent encore s’imaginer qu’on est du côté de la production et qu’eux font les intermédiaires entre nous et le public. Moi je ne le vois pas du tout comme ça. Le contact avec le public, qui fait partie de l’œuvre, est créé par l’artiste. C’est l’œuvre, c’est une des dimensions de l’œuvre. Dans ce sens, cela constitue un déplacement (shift). Il y a là, dans la pratique artistique, un déplacement réel, je le crois.

L’objet versus la mise en relation

La création avec Internet se situe ainsi davantage dans l’instauration d’un processus de mise en relation que dans la production d’un objet…

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Dans un message, il y a toujours eu ça. On peut analyser toute la communication comme cela. Pour qu’il y ait message, il faut qu’il y ait émetteur – message – récepteur, et cela a toujours été comme ça. Tant qu’un livre n’est pas lu ce n’est pas un livre. Il n’y a pas de littérature tant qu’il n’y a pas quelqu’un qui lit. Et cela, aussi bien du point de vue philosophique que du point de vue de la valeur des mots. Les mots ne peuvent s’incarner que quand ils rentrent dans l’esprit de quelqu’un d’autre.

Peut-on dire, en ce sens, que tu donnes, dans ton œuvre, une place très importante au spectateur.

Et bien justement, ils fournissent une œuvre par leurs réactions. Donc ils entrent dans l’œuvre. Très tôt, dans mon travail avec Internet, je me suis aperçu que l’on pouvait faire des formulaires dans lesquels une partie du contenu est déléguée… À partir du moment où on tape ses mots dans la page – il y a des petites cases vides où l’on met ses mots – on (le public) créé une partie de la page, mais aussi il s’investit. Donc c’est ce que j’ai fait, j’ai mis des trous…

De ce fait, il semble que le net.art consiste en la production d’espaces en creux où vient s’exprimer et participer le public. C’est laisser les choses en creux pour qu’elles soient habitées…

Oui c’est ça… Dans la page, il y a des questions. La question est un acte de langage. Lorsque l’on parle de la « génération de texte », une manière de générer du texte, par exemple, est de poser une question pour qu’il y soit répondu. C’est cela, un trou dans le langage.

Il semble que tu génères et interroge une autre forme d’interactivité en mettant les gens face à leurs responsabilités quand tu les conduis à tuer une mouche ou un chat etc.

Oui. C’est d’une manière un peu dérisoire souligner et prétendre que le clic est une action. L’acte même de cliquer. Cela dit ce n’est pas moi qui l’ai inventé, parce que la plupart des jeux fonctionnent sur ce fait-là. Il y a tout un univers qui vous sert à croire que cliquer produit une action.

À la différence que tu mets les gens en situation de réflexivité sur leur propre pratique…

Pas tous… Cela dépend des réactions. Ils réagissent au niveau où ils veulent. Donc ça, je ne contrôle pas à quel niveau il va réagir. Comme je le disais, le spectateur amène son « bagage » (culturel) quand il regarde la pièce. S’il a un bagage qui n’est pas du tout réflexif, il réagira différemment. Et puis la proportion de réaction n’est pas de 100 %, loin de là, si je compte les visites et les retours c’est peut-être un sur dix.

Qui réagit par le texte… ?

Celui qui se donne la peine d’envoyer. Parce que je demande le courriel en même temps, donc il y a une manière de se dévoiler. Donner son e-mail c’est accepter l’identification.

L’état de l’artiste sur le réseau

En ce qui concerne ta présence d’artiste net.art sur le réseau ? Tu as d’une part une entité propre, le nom de domaine « mouchette.org », et d’autre part tu as une vie à part entière sur les listes de diffusion, les forums etc.

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Et bien je lis. Oui, je lis les listes, je sais ce qu’il se passe… Je sais ce que pensent mes pairs et je suis affecté par leur opinion. C’est une chose très importante pour un artiste en général. Cela ne dépend pas du tout du réseau mais… Quand un artiste fait une expo, il a envie de savoir si certains de ses collègues artistes ont vu l’œuvre et ce qu’ils en pensent. Un élément important de la vie d’un artiste est d’être regardé pas seulement par le public mais aussi par ses pairs – les gens qui en font aussi.

Partant, qu’y a t il pour toi de spécifique à travailler avec le réseau ?

Il est au moins autant question de contenu que du contexte dans lequel on aborde la pièce. Contrairement à l’art en général, avec Internet on crée son contexte. Il y a ce relais direct et le fait que l’on met en forme la relation au public. Alors que dans les systèmes de l’art disons plus complexe – où il y a des intermédiaires – on ne le met pas en forme. Il faut faire une œuvre au format de la salle, pas trop petit et pas trop grand. Et puis la liste d’envoi, c’est l’institution qui l’a, aucun artiste ne peut se constituer une liste d’envoi. Ce sont tous ces éléments qui font que d’une certaine manière l’œuvre est essentiellement mise en forme par l’intermédiaire. Et donc ce que j’estime être la grande différence avec Internet est que l’artiste a les moyens de mettre en forme la nature de la réception. Alors qu’il n’était pas possible de faire une œuvre et d’être bien regardé par qui il fallait en exposant dans son salon, c’est possible sur Internet. Je m’aperçois que je suis très regardée par mes pairs, ils savent tout ce que je fais. Moi je les regarde aussi. Il y a cet aspect-là mais c’est surtout le fait qu’on met en forme la nature de son rapport au public, et c’est une partie de l’œuvre. Le fait que je compte individualiser les formes de réception est spécifique d’Internet, jamais une institution ne saura ou ne pourra le faire. Chaque individu aura sa petite partie, chacun aura son e-mail. Mais personne ne pourra avoir une vue d’ensemble de « l’œuvre ».

Si l’œuvre est le fait de ces constants déplacements où est-ce que tu la places dans l’ensemble de ce processus.

J’affecte la partie qui est la réception d’une manière qui concerne l’œuvre et il n’y a pas d’intermédiaires qui mettent ça en forme. C’est moi qui mets en forme. Je peux dire dans ce cas-là que l’intermédiaire, il faut le voir autrement, c’est Microsoft. Ou encore, c’est le développement des techniques. C’est lui qui nous dit « tu vas pouvoir faire ça maintenant parce que ça existe ». Mais pas les institutions culturelles. Le software est un intermédiaire, c’est lui mon institution culturelle. C’est le fait que Netscape2 a mis a la disposition des gens de pouvoir faire des formulaires et Flash4 le fait d’intégrer une database. Alors, c’est ça mon intermédiaire, c’est avec ça que je joue et ce sont eux qui vont mettre en forme la manière dont je vais pouvoir construire mon travail. Mais ils ne le font pas pour moi, ils le font pour une autre application, là est le changement, ils créent le format dans lequel je vais pouvoir m’exprimer.

En ce qui concerne l’auctorialité, tu ne signes pas l’œuvre en ton nom propre, tu signes « Mouchette » pourquoi ?

Oui. Mais c’est une œuvre, ce n’est pas un pseudonyme. « Mouchette » est un objet, ce n’est pas une personne. J’essaie de le rappeler à chaque fois. Il n’y a pas une personne. Bon effectivement au moment d’envoyer le courriel je le signe comme ça mais on peut dire que c’est un objet d’art.

Donc tu te fous de signer. La signature n’a plus ici de réalité.

C’est une partie de l’œuvre. On ne peut pas dire de mouchette si elle est l’œuvre ou si elle est l’auteur. Ça brouille les pistes. Maintenant qu’on en parle bien sûr qu’elle est l’œuvre, elle n’est pas l’auteur. Le fait que l’auteur soit inconnu sert à créer l’illusion, à créer un rapport direct. De la même manière que le montreur de marionnette fabrique une petite maison où la marionnette à l’air de vivre de sa vie propre. Plus on conserve l’illusion et plus on a de plaisir. C’est là le but de l’anonymat de l’artiste. Mais « Mouchette n’est pas une personne », c’est une œuvre, et je ne suis pas Mouchette. Quand je réponds a le courriel ça fait partie de l’œuvre. Quand *bisous* est intégré dans la signature, ce n’est pas moi qui l’écrit, c’est généré automatiquement.

Sur Internet, on n’aurait plus besoin de signer son œuvre ?

Effectivement, cela pose des questions parce que je n’ai pas laissé d’espace pour le montreur de marionnette. Quand je reçois des gens qui savent que ça existe, ça ne pose pas de problème, ils savent qu’ils peuvent en parler directement… Sinon, comme je le dis, il n’y a pas d’espace… Ici (Festival Interférence) c’est un espace tout à fait exceptionnel qui ne concerne pas le public en général. Personne ne parle de mouchette à la troisième personne parce qu’elle n’existe pas, c’est une œuvre.

Est-ce qu’on peut voir une forme de militantisme dans ton propos, dans ton action ?

Non mais il y a néanmoins un désir social qui est exprimé par le fait d’avoir un accès direct au public et de ne pas laisser quelqu’un gérer votre activité. Ne pas laisser par exemple une institution la mettre en forme. Oui, de ce point de vue il y a ce désir utopique ou social… Vouloir réaliser une certaine forme d’utopie de liberté individuelle, de soi comme de son public. Et être capable de s’adresser à tout le monde sans qu’il y ait besoin d’avoir franchi le seuil du musée. Donc oui, il est bien présent. Mais il fait partie du médium. Il est pour moi très naturel d’utiliser ce médium parce que probablement ce désir était déjà là. Et par exemple, dans l’art public j’ai beaucoup de frustration parce que ça a l’air d’être public mais ça ne l’est pas du tout. C’est quand même énormément mis en forme par le commanditaire.

Note(s)

(1Vocabulaire d’Internet. 1997. Cahiers de l’Office de la langue française du Québec. Sainte-Foy (Québec) : Les Publications du Québec, 142 p.

(2) L’Office de la langue française du Québec suggère le terme blogue ; un blogue est une « page Web évolutive et non conformiste présentant des informations de toutes sortes, généralement sous forme de courts messages mis à jour régulièrement, et dont le contenu et la forme, très libres, restent à l’entière discrétion des auteurs. Le ton sarcastique et très personnel des commentaires présentés dans un blogue est caractéristique du type de site qui l’héberge. On trouve souvent dans un blogue des liens qui renvoient le visiteur vers d’autres sites. Le terme blogue, proposé par l’Office de la langue française, est formé sur le modèle de bogue. » (Office de la langue française du Québec en ligne).

Référence(s)

Jean-Paul FOURMENTRAUX

ARTICLES COMPLÉMENTAIRES

Pierre Robert – 02/2003 Que la véritable Mouchette s’élève !

Pierre Robert – 01/2002 La communication imperceptible

Richard Barbeau – 06/2000 Les spécificités de l’art en ligne: l’exemple de Mouchette



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