Article/Archée /2000/
Archée / cyberart / cyberculture artistique.
Publié en 2000 sur Archée, revue de cyberculture quebécoise, et toujours bon a lire…
Les spécificités de l’art en ligne: l’exemple de Mouchette |
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Richard Barbeau, juin 2000, section critiques
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La théorieSur quoi peut-on se baser pour juger de la qualité ou de la pertinence d’une oeuvre en ligne? Il y aurait deux méthodes pour répondre à la question: une consistant à définir l’art sur le Web de manière positive — quelles sont les spécificités d’une production en réseau — ; et l’autre cherchant une définition par la négative — ce que cette forme d’art n’est pas. Malgré la nouveauté du média, nous sommes actuellement bien en mesure d’en identifier positivement les caractéristiques essentielles. Celles-ci supposent du même coup des points de ruptures avec un ordre ancien. Les deux approches proposées ici semblent donc intimement liées, pour ne pas dire indissociables. Nous allons donc tenter de les articuler simultanément en quatre points. I. Le Web est d’abord et avant tout une technologie de communication interactive en temps réel. On n’a donc plus à faire à des objets physiques vers lesquels il faut se déplacer, mais plutôt à une information mobile venant à nous au moment même de la requête. Conséquemment, le rapport avec ce type d’objet est plus dialogique que contemplatif; je regarde d’une manière plus active et la consommation devient consultation. 2. Cette communication est sans intermédiaire. Ces objets numériques n’ont pas besoin d’un temps d’accrochage sur des murs, planchers ou plafonds pour être exposés. Leur support sont des serveurs toujours en fonction, toujours prêts à partager une partie de leur mémoire à des clients. En fait, il serait plus juste de parler d’un nouveau type d’intermédiaire dans le mesure où le réseau institutionnel de diffusion est remplacé par un réseau de communication informatique. Parmi les nombreux impacts découlant de cet apport technologique, l’on constate qu’il est beaucoup plus facile pour l’artiste et son public d’entrer en relation. On est plus à l’aise d’échanger dans cet environnement dépourvu de cadres, de socles et de lieux si déterminants pour un processus hiérarchisant de diffusion et de réception de l’art. Toujours par l’intermédiaire des serveurs, l’artiste peut recevoir de l’information de la part des utilisateurs, pour faire du même coup partie de la masse des clients. 3. Mais tous ont perdu contact avec des corps faits de matière, textures, volumes et parfois d’odeurs. L’art sur le Web est immatériel. Il n’est pas une expérience vraiment sensorielle. Les artistes et les spectateurs sont coupés du monde réel. Il n’est plus possible de tenir compte ou d’apprécier les conditions de possibilité d’un objet physique dans un espace public ou privée (l’atelier, la galerie, la rue, le désert, etc.). Sur le Web, le lieu des échanges est tout autre : tous doivent se projeter, en pensées et en gestes, dans ce très étrange espace cybernétique. Dans le cyberespace on est interpellé par un nombre considérable de virtualités qui nous tournent autour et dans lesquelles on est immergé, ce qui suppose, par exemple, un mode d’être fort différent de la perception d’une ronde-bosse. 4. Le lien entre l’univers physique des corps et l’environnement virtuel des machines se fait par un passage fort étroit et contraignant que sont les interfaces. Les interfaces graphiques du Web sont fortement limitées par la bande passante et la vitesse des modems, ce qui demande aux artistes une autre forme de créativité. Il en est de même pour les interfaces physiques puisque l’on doit se contenter pour l’instant (et pour un bon bout de temps encore) de l’affichage des images dans un (mon) petit écran de verre, et où ma présence se réduit à un minuscule curseur. L’art sur le Web n’a donc rien de spectaculaire, ce qui en déçoit beaucoup. Il est par ailleurs grandiose au sein des contraintes, puisqu’il ne peut dépasser un rapport strictement intime — et des plus humain — entre l’oeuvre et celui qui la consulte; une rapport d’ailleurs propice à la communication interactive, loin des lieux parfois sacralisant, bien ancré comme on peut l’être à un point quelconque de cette mer virtuelle. Loin d’avoir épuisé ici tous les enjeux théoriques de l’art en ligne, on a maintenant des bases pour exercer un jugement, et ce, en tenant compte de ce que le Web permet et ne permet pas. Et peu importe ce que les artistes font ou ne font pas sur le réseau, ceux-ci ne doivent-il pas tenir compte des spécificités et contraintes propres au média? Peut-être que non, si ceux-ci font de l’artweb sans questionner ses caractéristiques, mais les exploitent intelligemment, allant parfois même jusqu’à la complaisance. Sans doute que oui, s’ils nourrissent une démarche critique, au point où ils n’ont rien d’autre à nous communiquer que du matériel déconstruit, de l’information volontairement brouillée. Mais entre la pure jouissance formelle et les lambeaux numériques, la gamme est vaste et large. La pratique***MaChair&MonSang*** (1998) de Mouchette se situe quelque part sur cette gamme. L’oeuvre est à la fois légère et attrayante tout en étant très confrontante pour l’utilisateur. Nous l’avons donc choisi pour approfondir notre questionnement, la jugeant d’emblée pertinente comme en témoignent les 177 points du vote populaire que l’artiste a obtenu lors du concours annuel net-art99. Elle serait assez représentative de l’artWeb sans qu’elle nous amène à considérer comme allant de soi les spécificités associées à cette forme d’art. Nous serons systématiques dans l’analyse qui suit en reprenant les quatre points énumérés ci-haut, mais dans le désordre. 4. La question des interfaces. Mouchette est une pionnière dans le domaine de l’art en ligne, où elle est présente depuis 1996. C’est sans doute la raison pour laquelle ***MaChair&MonSang*** fait preuve d’une certaine maturité, malgré le jeune âge de l’artiste. L’interface graphique est en effet aussi simple qu’efficace. Les cinq pages du site présentent des images de son visage posé sur la vitre d’un numériseur. Un fois affichées dans le navigateur, celles-ci font en quelque sorte coïncider la surface de verre de mon écran, à celle de son scanneur. Sa langue, ses lèvres, son oreille, ses paupières se collent dernière cette surface comme si le monde virtuel des images numérisées et le monde physique n’étaient qu’une seule et même réalité. Mouchette nous invite même à s’approcher de son visage pour goûter sa langue, l’embrasser, lui murmurer des secrets à l’oreille ou méditer sur ses paupières fermées. Elle tente ainsi de créer une proximité à la fois forte et illusoire en donnant l’impression au visiteur que l’écran de l’ordinateur n’est qu’une mince paroi de contact entre deux êtres. Par ce moyen très simple, Mouchette soulève avec beaucoup d’acuité la question des interfaces. La vraie proximité se trouve ici entre l’interface graphique et l’interface physique (l’écran de l’ordinateur). Quelle est l’épaisseur de cette dernière puisque la distance entre l’ici et le là-bas est à la fois nulle et immense. 2. Les vertus de la communication directe entre l’artiste et son public. À tout moment de la journée ou de la nuit je peux consulter le site de Mouchette et lui envoyer des messages. Et puisque le Web permet d’établir une relation directe avec l’utilisateur, l’artiste exploite ici à fond les possibilités d’échanges. Elle désire en effet qu’on lui communique le résultat de ces expériences de proximité. Dans chaque page le visiteur est invité à donner ses impressions que lui procure ce contact avec une vitre. Par exemple :
Aux différentes questions posées, plusieurs réponses ont été obtenues. Aux dires de l’artiste, certains ont tenté littéralement l’expérience — “c’est froid”, “ça a le goût du verre, de l’électricité statique, de la poussière, etc.” — et d’autres ont préféré se situer à un degré manifestement plus fictionnel — “ta langue a le goût des pêches, du poulet, des fraises, c’est vraiment délicieux, si érotique … “, “c’est dégoûtant, c’est vulgaire, baaahhh …”. À première vue on pourrait se dire : “Voilà un bel exemple de communication directe entre l’artiste et son public!”. Il serait cependant un peu naïf d’en rester là. Ne doit-on pas s’interroger sur l'”authenticité” de ces échanges. La proximité physique entre les participants est purement théorique et fictive, les questions posées sont teintées d’ironie et l’ensemble de la démarche est somme toute assez artificielle. De plus, avec qui communique-t-on au juste: un individu dont le pseudonyme est Mouchette et qui a 13 ans depuis un certain nombre d’années déjà… Mais pour que ça puisse fonctionner, il n’est pas nécessaire de croire vraiment à tout cela, on nous demande seulement d’être complice. I. La consultation interactive. Dans l’oeuvre de Mouchette, le problème de l’interactivité se présente aussi de manière fort complexe. Celle-ci fonctionne selon trois modalités : l’hypermédia (l’essence du Web), les messages écrits (ça goûte ma langue?) et la relation entre les corps physiques (vient, écran que je t’embrasse).L’hypertexte, reliure des pages Web, fonctionne ici en temps réel comme il se doit. Par contre, la communication écrite n’engage pas l’artiste à répondre. Notre participation demeure quelque peu gratuite et désintéressée, ce qui n’empêchera pas l’artiste de mettre éventuellement en ligne les réponses fournies pas les usagers — comme elle souhaite le faire, au même titre que son Kit de suicide. Finalement, en cherchant, sans y parvenir, à crever l’interface, l’artiste nous reconduit dans une relation somme toute contemplative face à ces images, miroir de notre intime solitude (voir le point 4). 3. La virtualité et l’immersion. La relation factice entre les corps, les visages, fonctionne à la fois comme un voile et une révélation. Le dispositif crée une ouverture transparente vers un monde simulé et immatériel tout en agissant comme une barrière, un écran marquant la limite de ma réalité tangible faite de chair et de sang. La virtualité est à la fois littérale (celle des images numériques) et symbolique (les sensations que je tire de l’expérience sont assez pauvres). Je ne rejoins pas réellement le corps de Mouchette, son visage reste insensible au mien. L’immersion dans ce cybermonde demeure somme toute assez relative devant l’incompatibilité de cette mémoire électronique versus ma mémoire organique, lourde comme des semelles de plomb. Seul un écran tactile permettrait une certaine forme d’immersion. J’arrive cependant à toucher ses lèvres, son oreille et son oeil à l’aide du curseur. De la sorte, je franchis le miroir et je caresse son visage de ma main virtuelle. Je réalise du même coup que c’est à moi de traverser l’interface, exactement comme Mouchette l’a fait en numérisant son visage. Une fois que j’aurai plongé dans l’aquarium, peut-être alors pourrai-je mieux deviner ses rêves? La grande simplicité de l’oeuvre (qui tient compte des contraintes techniques relatives au transfert des données sur le Web) dissimule donc une grande complexité. En grattant la surface nous sommes forcés de questionner ce qui semblait aller de soi. Premièrement, les interfaces qui mènent au cyberespace sont à la fois passages et obstacles rendant la proximité en même temps possible et impossible. La technologie permettant l’interactivité a ses limites, sur le Web on est loin de la Réalité virtuelle et de l’immersion totale, ce qui n’empêche pas l’artiste de se jouer de ces limites. Il n’est pas non plus essentiel de prendre trop au sérieux les vertus de la communication directe entre l’artiste et son public. Certains artistes en font usage de manière parfois naïve en misant sur l’échange collectif dont il ne résulte souvent pas grand chose à part la souveraineté du grand communicateur. Disons pour conclure que d’appliquer toutes les belles spécificités de l’artweb, sans les questionner, ne suffit peut-être pas. Et c’est sans doute là que réside la pertinence et la qualité de ***MaChair&MonSang*** de Mouchette.
Note(s)
Thanks to Alex and Munro Galloway for the english translation at Rhizome :
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