Interview avec Alice Bories
Voici une interview conduite dans le cadre d’une recherche sur les pionnières du net art
Transcription écrite entretien Paris 1 Panthéon-Sorbonne du 05/02
Entretien Martine Neddam 05:02:24 (Version PDF)
Entretien avec Martine Neddam
réalisé sur Zoom le 5 février 2024 à 14h00 (CET)
AB : J’ai réussi à trouver très peu d’informations concernant votre éducation et votre début de parcours en tant qu’artiste. Où avez-vous grandi ?
MN : Je suis née en Algérie il y a 71 ans, dans une famille juive pieds-noirs. Nous avons émigré en France en 1962, lorsque j’avais 9 ans, à l’époque de l’indépendance. J’ai ensuite grandi à Lyon. Pendant mon enfance, il y a eu des périodes de guerre. Je parle ici de la guerre d’Algérie. À l’époque, on ne l’appelait d’ailleurs pas “guerre”, mais “les évènements”. Il a fallu du temps – plusieurs années après l’indépendance – avant que l’on se mette à parler de “guerre”. Bien entendu, je vous dis çà en tant qu’adulte. Enfant, je n’avais pas d’idées là-dessus. C’est par la suite que je me suis rendue compte que nous avions vraiment vécu une guerre, alors que nous n’étions pas censés la penser comme telle. Il y avait des morts dans la rue, on voyait des gens se faire tirer dessus et mourir… Nous avons même été confinés à la maison pendant plusieurs mois, sans aller à l’école. Nous nous en sommes sortis en émigrant en France. Et puis il a fallu très vite s’adapter. Par exemple, ne plus avoir un accent ridicule aux yeux des enfants de l’école, ce qui se fait très vite lorsqu’on est jeune – quelques mois à peine, alors que pour les parents c’est beaucoup plus compliqué. Nous avons été traités comme des émigrés avec un drôle d’accent ; on nous demandait s’il y avait des chameaux chez nous, si on dormait dans des tentes, alors que nous avions une éducation française et que nous avions la nationalité française… À ce propos, il y avait une loi coloniale qui autorisait les juifs nés sur le territoire français – c’est-à-dire l’Algérie – à avoir la nationalité française. Tout ça pour dire que les faits d’identité – par exemple en tant que française, sont des choses que j’ai longtemps pensées comme naturelles. Par la suite, dans mon existence, je me suis rendue compte qu’elles ne l’étaient pas du tout, et que ces identités étaient modelées sur la vie politique et historique de cette époque-là. Le fait que je sois française est un hasard de l’histoire. Nos grand-parents et nos parents parlaient arabe. Mais nous, on ne nous parlait jamais arabe. Encore moins en France.
AB : Reliez-vous votre travail, notamment les avatars virtuels de Mouchette, David Still et Xiao Qian, à ces enjeux identitaires que vous avez traversés au sein de votre vie ?
MN : J’ai rarement voulu répondre aux questions biographiques. Le site de Mouchette ayant des références à la sexualité et à la violence, on m’a souvent demandé si j’avais été victime d’abus sexuels, ou bien les raisons pour lesquelles j’ai élaboré une oeuvre parlant de suicide de la part d’une jeune fille de 13 ans. Lorsque j’ai fait le site, je l’ai conçu comme une œuvre d’art, et je n’ai pas du tout eu envie de l’expliquer de part ma biographie. En plus, comme je vis aux Pays-Bas, les gens ne connaissaient pas l’histoire de France, je devais tout leur expliquer, par exemple pourquoi il y avait des français sur le territoire algérien. On venait s’adresser à moi comme si j’étais une artiste du monde musulman, maghrébine. Alors que je suis née française, tout comme mes parents. Même s’ils n’étaient pas si français que çà, leur première langue étant l’arabe. Après, tout s’est passé très vite : en quelques mois tout le monde connaissait les pieds noirs, nous étions des français comme les autres, et nous n’avions plus d’accent. Par contre, nous étions juifs, et çà, c’était moins accepté. Pas pour nous, enfants, mais pour nos parents. Ils étaient pratiquants, mais il fallait faire profil bas, ne pas le dire. Il ne fallait pas que les gens s’en aperçoivent, il ne fallait pas trop en parler. Sinon, nous étions constamment mis en porte-à-faux. On ne pouvait par exemple pas manger à la cantine ; c’était une situation assez complexe à vivre, à gérer. Mais tout ça, je le réalise maintenant : à l’époque je ne le voyais pas du tout, je voulais juste cesser d’être juive, de manger Kasher… Mes parents avaient aussi vécu la guerre, et c’était leur désir, de garder profil bas, de plus qu’il y avait encore beaucoup d’antisémitisme en France.
AB : C’est révoltant, de vous entendre parler de ségrégation envers la communauté juive française, et ce juste après la Seconde Guerre mondiale, l’horreur des camps et du Régime de Vichy…
MN : Vous savez, il y a toute cette période de silence. Il fallait se taire, ne pas raconter la guerre. Ça, c’était la vie de mes parents. Mais oui, il y a eu énormément d’antisémitisme. Ma mère en a beaucoup vécu. Moi j’ai vécu un antisémitisme moins frontal. J’étais d’ailleurs très fâchée d’avoir à vivre l’antisémitisme de mes parents, car je ne le considérais pas comme mien. Mes camarades de classe n’en avaient par exemple rien à faire. La plupart étaient catholiques, et ils voulaient également envoyer en l’air la religion de leurs parents. C’était une affaire générationnelle.
AB : À ce propos, que signifie, pour vous, l’anonymat mis en place pour Mouchette, ainsi que pour vos autres œuvres Internet ?
MN : L’anonymat est une dimension essentielle de ces œuvres. Pourtant, ça ne s’est pas fait de manière consciente. C’est-à-dire que je ne me suis pas réveillée un beau matin en me disant que j’allais m’appeler autrement et me mettre dans la peau d’un personnage fictif. Ça s’est fait dans le contexte d’Internet. Par exemple, avant le Net, il y avait des espaces de rencontre virtuels qui existaient depuis les années 1980. C’était des espaces qui fonctionnaient uniquement grâce au texte, en ASCII. C’est à ce moment-là que j’ai créé un de mes premiers personnages. Le fait est que le Net est arrivé en Hollande dans de toutes autres conditions qu’en France. Je suis venue y vivre et y travailler en tant qu’artiste à 36 ou 37 ans. Le Net est arrivé aux Pays-Bas comme une utopie politique, ce qui n’a pas du tout été le cas en France. Cette utopie politique de la communication était basée sur le principe que tout receveur peut être un émetteur. Si l’on compare à la télévision, l’émetteur et le récepteur sont deux instances bien différentes. En général, les médiums de masse – autres qu’Internet – reposent sur une construction pyramidale partant de l’émetteur et qui s’élargit avec la distribution de masse. Internet a véritablement inauguré cette utopie politique de la communication, et je vous parle ici d’un moment où il n’y avait pas encore toutes ces grandes plateformes que l’on connaît aujourd’hui. Et cette utopie était particulièrement présente à Amsterdam.
AB : Ça me fait penser à une autre artiste que j’étudie, Evgenija Demnievska, qui était elle proche de ce collectif français essentiellement composé d’hommes cis-genres – dont Fred Forest, Nathan Kazmar, Wolfang Ziermer, l’Esthétique de la Communication. Si l’on s’en fie aux textes, eux aussi baignaient dans cette utopie communicative qui annulerait toutes les barrières spatio-temporelles de notre bas monde…
MN : Non, en Hollande il ne s’agissait pas d’une utopie désincarnée comme celle-ci. Je vous parle d’une utopie profondément ancrée dans la vie politique de l’époque. Dès les années 1990, il y avait déjà des chaînes câblées, avec cette possibilité de créer soi-même des programmes télévisés. C’est ce qui se passait avec certains groupes politiques, d’intérêts ou d’artistes, qui envoyaient leurs propres programmes sur la télé. C’était quelque-chose de concret. Pas une utopie dans le sens où nous nous retrouverions tous en esprit grâce à Internet. D’ailleurs, ça me fait penser à une histoire encore plus ancienne sur les radios libres, qui pouvaient diffuser sur des bâteaux, car les lois territoriales ne s’y appliquent pas. Cette scène était déjà bien implantée à Amsterdam avant l’arrivée d’Internet, il y avait déjà ce désir d’avoir en main les moyens de communication. C’était un désir profondément politique. Et en parlant de politique, il faut parler de féminisme. J’y ai énormément gagné en venant en Hollande. En France, j’étais désespérée : le milieu de l’art était d’un anti-fémininisme nocif, c’était même vu comme sale de se dire féministe. Donc personne ne se définissait comme tel. Autant j’ai pu le rencontrer au milieu des années 1970, quand j’étais encore étudiante à Lyon. Autant, très peu de temps après, le féminisme a été banni des scènes françaises. En tant qu’artiste, ça me brisait le cœur, car il n’y avait pas de femmes. Et si il y en avait, elles avaient toutes des hommes à côté ou derrière elles.
AB : C’est un des enjeux qui se pose dans mon travail de recherche, c’est-à-dire que d’un côté on a des femmes comme vous qui créent de manière totalement autonome dans le milieu du Net Art, avec certaines qui se revendiquent comme féministes, et d’autres qui travaillent en tandem avec des hommes cis-genres. Sûrement que l’accès au moyens de production et aux financements est plus compliqué lorsqu’on est sexisé·e…
MN : En France, dans les années 1990, il n’y avait pas d’artistes femmes. Ou alors elles restaient à un niveau de reconnaissance extrêmement bas, surtout en province. Celles qui montaient, et qui étaient par ailleurs inspirantes – comme Annette Messager ou Sophie Calle – étaient toujours chaperonnées par des hommes. Pour Messager il y avait Boltanski, et pour Calle il y avait son père, une grande figure de l’art contemporain français. Je ne suis pas en train de dire qu’elles étaient aidées dans la création par ces hommes, mais plutôt qu’on leur donnait cette autorisation patriarcale de faire partie du club. Ça a longtemps continué comme ça, et je suis sûre qu’on peut encore aujourd’hui trouver des traces assez fortes de ces dynamiques. Si l’on se penche sur toutes les femmes qui ont eu ou qui ont exposé en galerie dans ces années-là, il y avait toujours un homme pas loin. Ici à Amsterdam, c’était bien mieux. Lorsque je suis arrivée en Hollande, je n’ai pas commencé à faire du Net Art. J’ai fait mes armes avec des commandes publiques d’envergure – en Hollande mais aussi en Grande-Bretagne, et je travaillais avec le langage. J’ai grâce à ça pu pendant un certain temps bien gagner ma vie. Je n’aurais pas pu avoir cette chance en France. Tout d’abord parce qu’on ne m’aurait jamais prise au sérieux comme artiste, on ne m’aurait jamais donné des budgets de construction. Ici, il y avait pleins d’exemples d’artistes qui étaient des femmes et qui y arrivaient seules, sans cette assise patriarcale, sans le père ou le mari qui tenaient les portes du monde de l’art ouvertes.
AB : Avez-vous fait des études d’art avant de déménager en Hollande ?
MN : Très peu. J’ai étudié les langues et la littérature. J’ai par la suite un tout petit peu enseigné. Je voulais être artiste, mais je n’étais pas du tout inspirée par l’École des Beaux-Arts. J’ai plutôt démarré comme artiste “autodidacte”. Et je tiens ici à mettre des guillemets, car on ne s’apprend jamais tout seul, mais en allant voir des expositions par exemple. La seule chose que j’ai faite en termes d’études d’art est une école très spéciale et qui a duré très peu de temps. Il s’agissait de l’Institut des Hautes Études en Arts Plastiques à Paris, fondé par Pontus Hultén, et qui n’existe plus. Cette école m’a ouvert la légitimité. Car c’est très difficile de se sentir légitime à faire de l’art, en France, en tant une femme.
AB : Je trouve votre trajectoire assez remarquable, tout de même, pour quelqu’un qui a commencé à créer de manière “autodidacte”.
MN : Peut-être. C’est aussi parce qu’il y a un appétit d’apprendre. J’ai beaucoup appris à faire sur le tas. Par exemple à construire : à Lyon, je fabriquais des décors et des costumes pour le théâtre et le ballet. Notamment car je pouvais gagner de l’argent et avoir le statut d’intermittent du spectacle. Au début, je bricolais des costumes et des bouts de décors dans mon coin, puis j’ai pu obtenir des budgets de construction. Lyon était une grande ville, et je gravitais au sein de milieux culturels qui se mélangeaient beaucoup ; il y avait une certaine effervescence. Effervescence que je n’ai pas retrouvée à Paris, même si j’y ai vécu durant très peu de temps. Par contre, du point de vue de l’art contemporain, Lyon était très pauvre. Il fallait que je parte, car cette ville n’offrait aucune possibilité à qui voulait réussir dans le monde de l’art.
AB : À ce propos, comment êtes-vous passée de ces grandes commandes publiques prenant comme point de départ la performativité du langage et son potentiel d’interaction avec le public, à Internet ? Autrement dit, comment êtes-vous passée d’une pratique conceptuelle, plutôt élémentaire en terme de mise en place, à l’élaboration d’œuvres télécommunicatives ?
MN : Pour moi, il s’agît de la même chose. Je me définissais comme une artiste conceptuelle, en ce sens que c’est l’idée qui primait, l’idée à partir du langage. Internet m’est apparu comme un paradis de l’artiste conceptuel, car le langage devient interactif. Le speech act, dans la théorie des actes de langage, pense le langage comme un acte. On peut mettre en scène un acte de langage dans une grande commande publique. Mais ici, le langage est intégré à un réseau. Ceci est d’autant plus intéressant lorsqu’on crée dans un univers fait uniquement de langage comme les MOO – qui étaient les premiers espaces où j’ai fonctionné, plus en tant que personne que comme artiste. Le fait que dans le Net le langage était un acte, c’était une évidence !
AB : Internet est, comme les institutions qui ont commandé vos travaux de début de carrière, un espace public. Avez-vous ressenti une certaine forme d’émancipation dans votre travail grâce à Internet ?
MN : Totalement. Mais je dirais que ce sont mes idées qui se sont émancipées, plutôt que mon travail. C’était comme une sorte de réalisation, un rêve qui se réalise. Pendant un certain nombre d’années, j’ai continué à faire ces deux types de travail en parallèle. Mais les commandes publiques devenaient très pénibles à réaliser. Une fois qu’on a réussi une compétition, ce n’est plus de l’art, mais de la mise en œuvre. La mise en œuvre d’une commande publique est extrêmement compliquée, ça demande beaucoup de réunions etc. Pendant ce temps-là, on a plus du tout l’impression de faire de l’art, mais de faire construire et de se battre contre des administrations… C’est très frustrant. À peu près à ce moment-là, Internet est arrivé. Je pouvais mettre en œuvre quelque-chose et le lendemain quelqu’un pouvait les voir. Il n’y avait presque plus de mise en œuvre, c’était presque immédiat.
AB : Avez-vous fait appel à un·e tiers·e personne pour la mise en place de vos œuvres sous forme de sites internet ? Ou avez-vous appris à faire du codage informatique ?
MN : J’ai appris moi-même. Beaucoup de ce que j’ai fait durant ces premières années sur le net est né du plaisir du bricolage, plaisir que j’avais perdu avec les commandes publiques, car il s’agissait de grosses constructions qu’il fallait maquetter ou dessiner, et il fallait également collaborer avec des constructeurs. Avec Internet, j’ai retrouvé le plaisir de la main, étant tout de même un peu artisan. Pour Mouchette comme pour les autres sites, il y a une grosse partie de fabrication, que j’avais déjà un temps soit peu retrouvée avec Photoshop. À cette époque-là, il y avait pleins de mini softwares ; c’était le paradis du bricolage. Il y avait des magazines qui mettaient à disposition des CDs avec des tas de softwares libres, et avec ça on pouvait faire des gifs animés, éditer du son…
AB : En fin de compte, tout cela relevait d’un esprit radicalement DIY (Do It Yourself) ?
MN : Extrêmement. C’était ça le grand plaisir : d’aller à la chasse aux softwares, de les essayer… Le fait est que tout ça était open source dans le navigateur. Et ça ce n’est plus vraiment d’actualité… Dans les navigateurs, on pouvait facilement trouver le source code et le recopier. C’était des pratiques que nous faisions beaucoup entre artistes ; nous nous piquions mutuellement nos source codes. Moi, par exemple, je ne me considère pas du tout comme codeuse. Le HTML, ce n’était pas vraiment du code. Et JavaScript permettait de faire bouger des éléments, des animations… Par exemple, j’ai utilisé un code que j’avais trouvé chez Jodi. On copiait puis collait ces bouts de code pour en faire un code source. Des fois ça fonctionnait, des fois ça ne fonctionnait pas. Et ce n’était pas grave. On s’adaptait, on essayait autre chose. C’était du pur bricolage, du pur DIY. Cet échange et entraide entre les artistes du net était quelque-chose de fondamentalement important. Nous étions contents de découvrir cet univers sans limites, ensemble. Et je suis persuadée que les artistes étaient plus forts à l’époque – avant les années 2000, dans le sens où nous faisions tout nous-mêmes, nous n’avions besoin de personne. Les artistes innovaient avant les autres, car il n’y avait pas toute cette organisation monétaire derrière le net. Dès que quelque-chose apparaissait sur les premiers navigateurs, les artistes s’en emparaient. Certains étaient plus codeurs – comme Jodi, et on allait leur piquer le code. Puis on nous les repiquait en retour. C’était une sorte d’aventure de pionniers, car le net était une odyssée sans règles. Aller sur Internet était comme aller dans la jungle, et partir à la chasse aux trésors. Il y avait par exemple des sortes de forums où nous parlions entre artistes : les gens s’amusaient à cacher les liens, pour qu’ils soient invisibles. J’en ai aussi caché sur Mouchette. Cette pratique, ce n’était pas tant pour se cacher, mais plutôt pour le plaisir de se faire découvrir.
AB : Êtes-vous nostalgique de ce net des années 1990 ?
MN : Oui. Enfin… Je n’aime pas le sentiment de nostalgie. Mais c’est pour ça que je continue à préserver Mouchette, même si cela me demande beaucoup de travail. C’est par ce que ça préserve un certain esprit d’échange, de communauté, de réseau non centralisé et de gratuité, choses extrêmement désirables dans l’existence sociale et qui ont pratiquement disparu. Le fait est que cet esprit est préservable : y a encore des petits bouts de net qui sont encore faits comme ça, et qui ne sont pas dépendants du formatage des plateformes. Et encore aujourd’hui, il est possible de concevoir un site indépendamment de toute plateforme. On peut créer son propre réseau. Et dire que ça a existé et que cette forme d’existence au net a le pouvoir de préserver est politiquement important.
AB : En vous écoutant, je me pose la question de l’aspect financier. Des commandes publiques à votre pratique sur le net, il me semble que nous sommes à quelques institutions d’une vie d’artiste épanouie. Comment avez-vous fait pour mettre vos œuvres Internet en place, et comment continuez-vous à les faire vivre ?
MN : C’est un aspect important, en effet. À l’époque, les Pays-Bas était un pays très généreux pour les artistes. J’ai obtenu des bourses qui m’ont permis de vivre. J’ai donc peu à peu arrêté les commandes publiques. Ça me pesait, et je ne m’y retrouvais pas au niveau artistique. C’était aussi une époque où j’ai pu obtenir des bourses internationales – une allemande, une états-unienne… Les bourses n’étaient pas compliquées à avoir, et nous n’avions pas besoin de justifier de ce que nous allions faire de l’argent. De toute façon, nous en aurions été incapables. Maintenant, on appellerait sûrement ça des “bourses de recherche”, mais à l’époque, on appelait ça des “bourses de subsistance”, car nous n’avions pas à définir le sujet de notre recherche.
AB : C’est ce qui vous a permis de créer des œuvres “gratuites”, accessibles à tous·tes, et non-monétisables ?
MN : Oui, totalement.
AB : Aujourd’hui, nous avons les NFTs. Mais à l’époque, il me semble que ces œuvres Internet relevaient d’un esprit profondément anarchiste, dans le sens où vous étiez indépendant·e·s du monde de l’art. Mais du coup, comment luttez-vous contre l’obsolescence numérique ?
MN : Je travaille beaucoup… Ce n’est pas facile du tout. Et ce dont on ne s’aperçoit pas, c’est que c’est aussi un travail artistique, pas seulement technique. Dans beaucoup de cas, il faut traduire d’un logiciel à l’autre. Par exemple, quand Flash a disparu, il a fallu transposer toute la base de données sur un autre software. Ce qui est important pour moi, c’est d’entretenir l’interactivité, car beaucoup de parties du site sont en fait des petites narrations interactives. L’interface est d’époque – c’est-à-dire d’avant les années 2000, je l’ai gardé telle qu’elle et elle est toujours en état de marche. Cela signifie qu’il faut beaucoup la faire réparer, à chaque fois qu’il y a une mise à jour du serveur général. Récemment, j’ai eu en plus de tout ça des dégradations de hackers : ils ont formé un groupe pour abîmer Mouchette. C’est le revers de la célébrité : elle est connue, donc on veut la détruire… Mais ce n’est pas qu’un sacrifice. C’est beaucoup de travail pour une infrastructure de communication qui est tout le temps mise en danger par l’écologie sans cesse en train d’évoluer d’un système comme Internet, c’est-à-dire par les mises à jour, le serveur lui-même, le PHP, les parties de Javascript… Change to remain the same, changer pour rester pareil. Cela signifie qu’il faut très bien comprendre comment tout cela fonctionne, afin de le préserver, et non pas de le simuler. Il s’agit de rester à jour avec son environnement.
AB : Je n’aime pas le terme de bénévole, mais en fin de compte, c’est un travail que vous faites à des fins purement personnelles, sans subventions extérieures ?
MN : Oui, voilà. Je n’arrive pas à avoir des financements sur ces projets. Les organismes qui travaillent sur la préservation numérique s’intéressent beaucoup à mon travail, car il est bien entretenu. Ils m’invitent et me soutiennent beaucoup, sauf que ce n’est pas eux qui vont payer pour la préservation du site. La récompense c’est qu’il continue à y avoir un public très intéressé. Par exemple, une de mes dernières œuvres – même si je ne l’ai pas vraiment réalisée moi-même, ce sont de jeunes russes qui ont fait des captures vidéos de mon site tout en les commentant. Ça reste dans la même démarche d’échange, sauf que ce n’est pas moi qui l’ai suscité par une question, mais ce sont eux-mêmes qui ont pris la décision de commenter le site et de l’interpréter à leur manière. C’est une œuvre qui s’est faite toute seule et que j’ai récupérée – tout ce que j’ai fait c’est de défricher ces vidéos, de les sous-titrer et de les préserver. Il s’agit de Visions of Mouchette. Faire des œuvres sur le net, quand on a le courage de les préserver, ça coûte beaucoup moins cher que de réaliser de gros objets pour remplir des galeries. On a pas besoin de payer du stockage. Je vous dis ça car j’ai longtemps été une artiste qui a fabriqué des choses, qui les a mises dans des galeries, qui les a stockées, qui a dû beaucoup en jeter et qui en a encore une cave pleine… Donc il y a tout de même des avantages. Et puis on ne peut pas assimiler l’art à un produit marchand. Il y a par exemple très peu d’écrivains qui vendent des livres et qui gagnent leur vie. Aussi, réduire le Net Art à l’existence des NFTs, c’est une erreur. D’autant plus qu’un NFT n’est pas une œuvre, c’est un simple verrou. L’importance d’une oeuvre d’art réside dans sa diffusion, dans le fait que le public la voit. Un peintre ne fait pas une toile pour la vendre, mais pour la montrer. Si il la vend, tant mieux ! Le rôle du musée est de préserver, mais aussi de distribuer. Le fait que cette œuvre atteigne un public, trouve son public… C’est la motivation première. Pour un livre, l’édition s’occupe de la commercialisation, mais personne n’écrit un livre pour devenir riche ou pour le vendre. En ce qui concerne le monde de l’art, j’ai longtemps été professeure à la Rietveld Academie d’Amsterdam, et combien de personnes que nous avons formées gagneront leur vie en vendant dans des galeries ? Très peu ! Mais nous les formons à beaucoup d’autres choses, et notamment à créer ce dialogue avec un public ; à ce qu’une œuvre rencontre son public, pour qu’un artiste soit à-même de devenir un créateur. Pour en revenir aux NFTs, lorsque la blockchain est arrivée, j’ai pu espérer certaines choses, et peut-être est-ce encore réalisable. La blockchain pourrait aider à la préservation de Mouchette en la vendant, en petits morceaux, grâce à une coopérative, un groupe d’actionnaires qui en possèderaient des parties avec pour but ultime de continuer à la faire vivre, à générer des interactions avec le public qui se réintègreraient dans l’œuvre. Une préservation générative. Je pense que ce serait possible, mais quand ?
AB : C’est exactement la question que je voulais vous poser. Soit, est-ce que vous envisagez un futur pour Mouchette, après vous, par exemple grâce aux NFTs ?
MN : J’y ai pensé. Mais le NFT réduit l’art sur le net à un objet. Et c’est tout ce que nous avons fui, nous, les artistes du Net Art. Nous ne voulions pas que l’art soit un objet. Avez-vous déjà vu ce dessin de deux ordinateurs reliés entre eux par un fil ? L’art se passe à cet endroit-là, dans cet entre-deux. Il n’y a pas d’objets, mais quelque-chose entre les deux. Tout est circulation… Bien sûr qu’on peut isoler des pages, mais ce qui fait Mouchette c’est beaucoup plus ses modes de circulation, son imprédictibilité… Bien sûr que son imprédictibilité est codée dans le site, par différents cache-liens qui font que l’on ne revient jamais au même endroit… Réduire le Net Art à une collection d’objets c’est ce que le NFT fait, pour l’instant. La blockchain pourrait faire beaucoup d’autres choses, mais nous n’en sommes pas encore là.
AB : C’est pour ça que je m’intéresse à Mouchette, dans son interaction sans fin, et dans sa performativité réciproque entre le public, l’artiste et la machine. Et puis dans la manière dont vous avez mis en place l’identité partagée avec Mouchette, et que vous avez continué avec David Still…
MN : C’est une dimension très importante, l’identité partagée, surtout si vous voulez parler de genre. J’ai aussi fait un homme – David Still, et une autre femme Xiao Qian. Un jour, lorsque j’habitais au Canada, j’ai été invitée par un groupe de techno-féministes, et j’ai voulu exposer David Still, mais elles n’ont pas compris l’humour qu’il y avait derrière. Il y a bien entendu une exploration des identités de genre dans mes sites internet et dans le concept d’identité partagée, bien que je ne me sois pas dit clairement et que je ne m’en sois pas rendu compte. Ça s’est fait petit à petit.
AB : Justement, la manière que vous avez de présenter Mouchette – avec tous ces sujets tabous – introduit selon moi un biais, une disruption dans les scripts sociaux d’une jeune fille de 13 ans…
MN : Tout à fait. On s’aperçoit très vite qu’il ne s’agit pas d’une jeune fille de 13 ans. La question sur les lèvres de tous était de savoir s’il y avait une femme ou un homme derrière Mouchette. L’enjeu du genre a été fondamental, dès le début. L’oeuvre n’a pas du tout le même sens si on pense qu’il y a une femme ou un homme derrière. C’est pour ça qui m’a été très important de préserver l’anonymat : l’œuvre devient une surface de projections. C’était fantastique de voir les gens croire à ce qu’ils voyaient, sans savoir qu’ils étaient en train de le fabriquer ! Grosso modo, quand on croyait que c’était un homme qui l’avait fait, c’était un pervers, et quand on croyait que c’était une femme…
AB : C’était une femme violée, une féministe !
MN : C’est ça ! En dévoilant l’identité on dévoilait le genre, et ça changeait complètement la lecture de l’œuvre. Ça me plaisait d’entretenir tout ce côté sulfureux.
AB : Et puis en préservant l’anonymat, ça pose les bonnes questions, exactement là où elles doivent être posées…
MN : Total. Ce que vous voyez, c’est vous qui le faites. L’anonymat soulève la construction du genre dans l’œil du regardeur. D’autant plus que cela s’applique à une jeune fille, qui est justement en pleine construction de genre.
AB : Y-a-t-il dans le concept d’identité partagée la volonté de mettre le·a spectateur·ice – peu importe son genre et sa condition socio-économique – “à la place de”, de venir performer l’identité de cette jeune fille afin de la comprendre ?
MN : Je n’irai pas si loin. Il y a seulement cette volonté de soulever le fait que l’identité est une sorte de masque que l’on peut mettre et enlever, comme des vêtements ou un accessoire. Quelque-chose que l’on peut désirer. Très tôt, le site de Mouchette a eu des spoofs, c’est-à-dire des parodies de Mouchette. Certaines personnes créaient des pages entières, ou se faisaient passer pour l’auteur sur les réseaux. Parfois, je pouvais récupérer ce qu’ils avaient créé. On se faisait déjà passer pour Mouchette, et c’est comme ça que j’ai eu l’idée, uniquement parce que je l’ai vu en action au préalable sur le net. J’ai compris que sa personnalité était très désirable. Ça me plaisait beaucoup. Je me suis dit que si on me parodiait, ça voulait dire que je faisais quelque-chose d’intéressant.
AB : Quel a été votre premier accès aux ordinateurs, ainsi qu’à Internet ?
MN : J’étais fascinée par les ordinateurs avant même d’en avoir un. Dans mon travail pour les commandes publiques, j’ai commencé à travailler avec Photoshop, afin de remplacer les textes, maquettes et bricolages divers et variés, ne sachant pas dessiner. J’étais émerveillée par Photoshop, et apprendre à m’en servir – toujours en autodidacte – m’a permis de réussir beaucoup de concours pour des commandes publiques, parce que j’arrivais à montrer l’œuvre, avant qu’elle existe, grâce à l’image. C’était passionnant, car c’était une époque où Photoshop était très limité, il y avait très peu de fonctions, donc il fallait tout inventer et bricoler. J’étais accro à l’ordinateur, à cette idée que je pouvais refaire le monde devant ma table de bureau. Et puis j’aimais cette idée que l’ordinateur était un objet très genré : il y avait des câbles, il fallait mettre les bonnes entrées au bon endroit… C’était une affaire d’hommes. En ce qui concerne Internet, j’y ai eu accès très tôt. Comme je vous le disais plutôt, il y a eu ce côté utopie politique de l’Internet à Amsterdam. Le gouvernement a très tôt incité à l’accès sur Internet. Par exemple, la municipalité d’Amsterdam a donné des adresses mails gratuites à tout le monde dès 1992. En ce qui me concerne, j’avais déjà un ordinateur lorsque j’ai pu avoir accès à Internet, mais installer un modem était quelque-chose de trop technique. Et comme c’était vécu de manière très utopique à Amsterdam, dans une atmosphère politique de partage et d’échange, des techniciens sont passés et n’ont pas hésité à rester plusieurs heures dans mon atelier afin de me montrer comment fonctionnait un modem, les e-mails etc… À une époque où l’on fonctionnait encore en ASCII sur de tout petits écrans.
AB : Si vous êtes autodidacte, Photoshop, ou bien le codage informatique, l’avez-vous appris grâce à un manuel ?
MN : J’ai tout appris en bricolant ! Il n’y avait pas de tutoriels. Il y avait un manuel, mais je n’y comprenais rien. Pareil pour les premiers sites : soit des gens m’ont montré, soit c’est l’époque qui l’a voulu. Par exemple, lorsque Netscape Navigator 2 est sorti – un des premier browser – il avait un éditeur HTML intégré. C’est comme ça que j’ai édité mes premières pages sur le net.
AB : Toute-à-l’heure, vous avez mentionné Jodi, et vous avez parlé de communauté. Avez-vous été inspirée par d’autres artistes pour vos créations Net Art ?
MN : La question de communauté est très importante. On se regardait faire les uns les autres et on se soutenait. Mais je ne pense pas pouvoir dire que j’ai été inspirée par une ou un artiste en particulier, car nous étions toutes et tous dans une situation de pure innovation. Et ça m’a beaucoup libérée, car je ne me sentais pas légitime en tant qu’artiste. Je n’avais pas vraiment fait d’études d’art, j’étais d’un milieu social où l’art n’existait pas… Il y avait un accès à ce monde qui ne m’était pas autorisé. J’avais le syndrome de l’imposteur. Mais l’envers de l’imposteur c’est qu’on peut tout faire par soi-même. Avec le net, on s’autorisait soi-même l’accès. Nous n’avions plus besoin de diplôme, de bénédiction, d’autorisation, de père ou de mari…
AB : Par rapport à cette question de l’émancipation de la création grâce à l’ordinateur et à Internet… J’étudie plusieurs artistes qui font partie de la mouvance cyberféministe – comme VNS Matrix ou Cornelia Sollfrank. Sentez-vous un lien de parenté entre votre travail et ce mouvement techno-féministe ?
MN : Je me définis comme féministe mais mon travail n’est pas fait pour diffuser une idéologie. Je trouvais ça par exemple beaucoup plus intéressant que l’on pense que je sois un homme. Je me suis même faite traiter d’anti-féministe.
AB : Pourquoi ?
MN : Par exemple, parce que Mouchette est un fantasme masculin. Et je trouve ça beaucoup plus intéressant, même si ça me coupe de la reconnaissance de la communauté féministe, reconnaissance dont je n’ai d’ailleurs pas besoin. On ne me définit pas comme une artiste féministe car je ne mets pas en scène des intentions féministes. Je veux que les choses apparaissent telles qu’elles le sont. L’art féministe, je trouve ça rasoir.
Version pdf : Entretien Martine Neddam 05:02:24